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A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C*, ÉDITEURS
A Bruxelles^ à Leipzig et à Livùume
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PRÉFACE
DE LA DEUXIEME EDITION
J'avais naïvement cru que ce roman pouvait se pas-
ser de préface. Ayant rBflbitude*rlé di^e tout' bfiMt ma
pensée, d'appuyer même'suf lés moindres^détails de ce
que j'écris, j'espérais être coïÈiptià'''eT jvQé ssftis explî-
cation préalable. 11 paraît que je^ira^^uji? tvoitpé.
La critique a accueilli ce hvf-éâ'kiteYÔïx "brutale et
indignée. Certaines gens vertueux, dans des journaux
non moins vertueux, ont fait une grimace de dégoût,
en le prenant avec des pincettes pour le jeter au feu.
Les petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites
feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves
et des cabinets particuliers, se sont bouché le nez en
parlant d'ordure et de puanteur. Je ne me plains nul-
lement de cet accueil ; au contraire, je suis charmé de
constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de
U PREFACE
jeune fille. Il est bien évident que mon œuvre appar-
tient à mes juges, et qu'ils peuvent la trouver nauséa-
bonde sans que j'aie le droit de réclamer. Ce dont je me
plains, c'est que pas un des pudiques journalistes
qui ont rougi en lisant Thérèse Raquin ne me parait
avoir compris ce roman. S'ils l'avaient compris, peut-
être auraient-ils rougi davantage, mais au moins je
goûterais à cette heure l'intime satisfaction de les voir
écœurés à juste titre. Rien n'est plus irritant que d'en-
tendre d'honnêtes écrivains crier à la dépravation,
lorsqu'on. est intimement persuadé qu'ils crient cela
sans savoir à propos de quoi ils le crient.
Donc il faut que je présente moi-même mon œuvre à
mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement
pour.évitçr à l'avenir tout malentendu.
D^i^}SR/iért»^TlcegfUii, ]lixtpu\\x étudier des tempé-
raments Qtjion'dQ§*çâraw4fès. Là est le livre entier.
J'ai choisi. d^s^^^^onçâf^s souverainement dominés
par leup^\}eîf&*.eV«|eeû& «ang, dépourvus de libre ar-
bitre, entrQfi)ë&SiiCfi9(q{]^.2lJ:te de leur vie par les fata-
lités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes
humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas
dans ces brutes le travail sourd des passions, les pous-
sées de l'instinct, les détraquements cérébraux surve-
nus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de
mes deux héros sont le contentement d'un besoin; le
meurtre qu'ils commettent est une conséquence de
leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les
loups acceptent l'assassinat des moutons; enfin, ce que
/ PRÉFACE m
j'ai été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un
simple désordre organique, en une rébellion du sys-
tème nerveux tendu à se rompre. L*âme est parfaite-
ment absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai
voulu ainsi.
On commence, j*espère, à comprendre que mon but
a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux
personnages, Thérèse et Laurent^ ont été créés, je me
suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes :
ainsi, j'ai tenté d'expliquer l'union étrange qui peut se
produire entre deux tempéraments différents, j'ai
montré les troubles profonds d'une nature sanguine
au contact d'une nature nerveuse. Qu'on lise le roman
avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude
d'un cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu
qu'un désir : étant donné un homme puissant et une
femme inassouvie, chercher en eux la béte, ne voir
même que la béte, les jeter dans un drame violent, et
noter scrupuleusement les sensations et les actes de
ces êtres. J'ai simplement fait sur deux corps vivants
le travail analytique que les chirurgiens font sur des
cadavres.
Avouez qu'il est dur, quand on sort d'un pareil tra*
vail, tout entier encore aux graves jouissances de la
recherche du vrai, d'entendre des gens vous accuser
d'avoir eu pour unique but la peinture de tableaux
obscènes. Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres
qui copient des nudités, sans qu'un seul désir les ef-
fleure, et qui restent profondément surpris lorsqu'un
1
IV PREFACE s
critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes
de leur œuvre. Tant que j'ai écrit Thérèse Raquin^ j'ai
oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte
et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à
l'analyse du mécanisme humain, et je vous assure que
les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n'avaient
pour moi rien d'immoral, rien qui puisse pousser aux pas-
sions mauvaises. L'humanité 'des modèles disparaissait
comme elle disparaît aux yeux de l'artiste qui a une
femme nue vautrée devant lui, et qui songe unique-
ment à mettre cette femme sur sa toile dans la vérité
de ses formes et de ses colorations. Aussi ma surprise
a-t-elle été grande quand j'ai entendu traiter mon
œuvre de flaque de boue et de sang, d'égout, d'immon-
dice, que sais-je? Je connais le joli jeu de la critique,
je l'ai joué moi-même; mais j'avoue que l'ensemble de
l'attaque m*a un peu déconcerté. Quoi ! il ne s'est pas
trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon
livre, sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix
qui criaient : « L'auteur de Thérèse Raquin est un
misérable hystérique qui se platt à étaler des porno-
graphies, » j'ai vainement attendu une voix qui répon-
dit : a Eh! non, cet écrivain est un simple analyste, qui
a pu s'oublier dans la pourriture humaine, mais qui
s'y est oublié comme un médecin s'oublie dans un am-
phithéâtre. »
Remarquez que je ne demande nullement la sympa-
thie de la presse pour une œuvre qui répugne, dit-elle,
à ses sens délicats. Je n'ai point tant d'ambition. Je
PREFACE V
m^étonne seulement que mes confrères aient fait de moi
une sorte d'égoutier littéraire, eux dont les yeux exercés
devraient reconnaître en dix pages les intentions d'un
romancier, et je me contente de les supplier humble-
ment de voi^loir bien à Tavenir me voir tel que je suis
et me discuter pour ce que je suis.
Il était facile, cependant, de comprendre Thérèse
Baquin^ de se placer sur le terrain de Tobservation et
de l'analyse, de me montrer mes fautes véritables,
sans aller ramasser une poignée de boue et me la jeter
à la face au nom de la morale. Cela demandait un peu
d'intelligence et quelques idées d'ensemble en vraie
critique. Le reproche d'immoralité, en matière de
science, ne prouve absolument rien. Je ne sais si
mon roman est immoral, j'avoue que je ne me suis
jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce
que je sais, c'est que je n'ai pas songé un instant à y
mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux;
c'est que j'en ai écrit chaque scène, même les plus fié-
vreuses, avec la seule curiosité du savant; c'est que je
défie mes juges d'y trouver une page réellement licen-
cieuse» faite pour les lecteurs de ces petits livres roses,
de ces indiscrétions de boudoir et de coulisses, qui se
tirent à dix mille exemplaires et que recommandent
chaudement les journaux auxquels les vérités de Thi--
rèse Ëaquin ont donné la nausée.
Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voilà donc
tout ce que j'ai lu jusqu'à ce jour sur mon œuvre. Je le
dis ici tranquillement, comme je le dirais à un ami qui
VI PRÉFACE
me demanderait dans Tintimité ce que Je pense de Tat*
titude de la critique à mon égard. Un écrivain de grand
talent, auquel je me plaignais du peu de sympathie
que je rencontre, m*a répondu cette parole profonde :
« Vous avez un immense défaut qui vous fermera toutes
les portes : vous ne pouvez causer deux minutes avec
un imbécile sans lui faire comprendre qu'il est un im-
bécile, j» Cela doit être; je sens le tort que je me fais
auprès de la critique en l'accusant d'inintelligence, et
je ne puis pourtant m'empécher de témoigner le dédain
que j'éprouve pour son horizon borné et pour les juge-
ments qu'elle rend à l'aveuglette, sans aucun esprit de
méthode. Je parle, bien entendu, de la critique cou-
rante, de celle qui juge avec tous les préjugés litté-
raires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue
1 argement humain que demande une œuvre humaine pour
être comprise. Jamais je n'ai vu pareille maladresse.
Les quelques coups de poing que la petite critique m'a
adressés à l'occasion de Thérèse Raquin se sont per-
dus, comme toujours, dans le vide. Elle frappe essentiel*
lement à faux, applaudissant les entrechats d'une ac-
trice enfarinée et criant ensuite à l'immoralité à propos
d'une étude physiologique, ne comprenant rien, ne
voulant rien comprendre , et tapant toujours devant
elle, si sa sottise prise de panique lui dit de taper. Il
est exaspérant d'être battu pour une faute dont on n'est
point coupable. Par moments, je regrette de n'avoir
pas écrit des obscénités ; il me semble que je serais
heureux de recevoir une bourrade méritée, au milieu
PREFACE Vn
de cette grêle de coups qui tombent bêtement sur ma
tête, comme des tuiles, sans que je sache pourquoi.
Il n'y a guère, à notre époque, que deux ou trois
hommes qui puissent lire, comprendre et juger un
livre. De ceux-là je consens à recevoir des leçons, per-
suadé qu'ils ne parleront pas sans avoir pénétré mes
intentions et apprécié les résultats de mes efforts. Us se
garderaient bien de prononcer les grands mots vides
de moralité et de pudeur littéraire ; ils me reconnaî-
traient le droit, en ces temps de liberté dans l'art, de
choisir mes sujets où bon me semble, ne me demandant
que des œuvres consciencieuses, sachant que la sottise
seule nuit à la dignité des lettres. A coup sûr, l'analyse
scientifique que j'ai tenté d'appliquer dans Thérèse
Raquin ne les surprendrait pas ; ils y retrouveraient
la méthode moderife, l'outil d'enquête universelle dont
le siècle se sert avec tant de fièvre pour trouer l'ave-
nir. Quelles que dussent être leurs conclusions, ils ad-
mettraient mon point de départ, l'étude du tempéra-
ment et des modifications profondes de l'organisme
sous la pression des milieux et des circonstances. Je
me trouverais en face de véritables juges, d'hommes
cherchant de bonne foi la vérité, sans puérilité ni
fausse honte, ne croyant pas devoir se montrer écœu-
rés au spectacle de pièces d'anatomie nues et vivantes.
L'étude sincère purifie tout, comme le feu. Certes, de-
vant le tribunal que je me plais à rêver en ce moment,
mon œuvre serait bien humble ; j'appellerais sur elle
toute la sévérité des critiques, je voudrais qu'elle en
vin PRÉFACE
sortit noire de ratures. Mais au moins j'aurais eu la joie
profonde de me voir critiquer pour ce que j'ai tenté
de faire, et non pour ce que je n'ai pas fait.
Il me semble que j'entends, dès maintenant, la sen-
tence de la grande critique, de la critique méthodique
et naturaliste qui a renouvelé les sciences, l'histoire et
la littérature : « Thérèse Raquin est Tétude d'un cas
trop exceptionnel; le drame de la vie moderne est plus
souple^ moins enfermé dans l'horreur et la folie. De
pareils cas se rejettent au second plan d'une œuvre.
Le désir de ne rien perdre de ses observations a poussé
l'auteur à mettre chaque détail en avant, ce qui a
donné encore plus de tension et d'âpreté à l'ensemble.
D'autre part, le style n'a pas la simplicité que demande
un roman d'analyse. 11 faudrait, en somme, pour que
l'écrivain fit maintenant un bon roman, qu'il vît la so-
ciété d'un coup d'œil plus large, qu'il la peignit sous
ses aspects nombreux et variés, et surtout qu'il em*
ployât une langue nette et naturelle. »
Je voulais répondre en vingt lignes à des attaques
irritantes par leur naïve mauvaise foi, et je m'aper-
çois que je me mets à causer avec moi-même, comme
cela m'arrive toujours lorsque je garde trop longtemps
une plume à la main. Je m'arrête, sachant que les lec-
teurs n'aiment pas cela. Si j'avais eu la volonté et le
loisir d'écrire un manifeste, peut-être aurais-je essayé
de défendre ce qu'un journaliste, en parlant de Thérèse
J?ajfum, a nommé « la littérature putride. » D'ailleurs,
à quoi bon? Le groupe d'écrivains naturalistes auquel
PREFACE IX
j'ai l'honneur d'appartenir a assez de courage et d'ac-
tivité pour produire des œuvres fortes, portant en elles
leur défense. 11 faut tout le parti pris d'aveuglement
d'une certaine critique pour forcl^n romancier à
faire une préface. Puisque, par amoj^be la clarté, j'ai
commis la faute d'en écrire une, jlf r^lame le pardon
des gens d'intelligence, qui n'ont pas besoin, pour
voir clair, qu'on leur allume une lanterne en plein
jour.
Émue
15 avril 1868.
1.
\
THÉRÈSE RAQUIN
Au bout de la rue Guénégaud> lorsqu'on vient des
quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte
de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine
à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long
et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles jau-
nâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité
icre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est
noir de crasse.
Par les beaux jours d'été , quand un lourd soleil
brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres
sales et tratne misérablement dans le passage. Par les
vilains jours d'hiver, par le§ matinées de brouillard,
12 THÉRÈSE BAQUIN
les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles
gluantes, de la nuit salie et ignoble.
A gauche, se creusent des boutiques obscures,
basses, écrasées, laissant échapper des souffles froids
de caveau. 11 y a là des bouquinistes, des marchands
de jouets d'enfant, des cartonniers, dont les étalages
gris de poussière dorment vaguement dans Tombre ;
les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étran-
gement les marchandises de reflets verdâtres; au
delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de
ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels
s'agitent des formes bizarres.
A droite, sur toute la longueur du passage, s'étend
une muraille contre laquelle les boutiquiers d'en face
ont plaqué d'étroites armoires ; des objets sans nom,
des marchandises oubliées là depuis vingt ans s'y
étalent le long de minces planches peintes d'une hor-
rible couleur brune. Une marchande de bijoux faux
s'est établie dans une des armoires ; elle y vend des
bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit
de velours bleu, au fond d'une botte en acajou.
Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire,
grossièrement crépie, comme couverte d'une lèpre et
toute couturée de cicatrices.
Le passage du Pont-Neuf n'est pas un lieu de pro-
menade. On le prend pour éviter un détour , pour ga-
gner quelques minutes. Il est traversé par un public
de gens affairés dont l'unique souci est d'aller vite et
droit devant eux. On y voit des apprentis en tablier de
travail, des ouvrières reportant leur ouvrage , des
hommes et des femmes tenant des paquets sous leur
bras; on y voit encore des vieillards se traînant dans
le crépuscule morne qui tombe des vitres , et des
bandes de petits enfants qui viennent là, au sortir de
l'école, pour faire du tapage en courant, en tapant à
coups de sabots sur les dalles. Toute la journée, c*est
un bruit sec et pressé de pas sonnant sur la pierre
avec une irrégularité irritante ; personne ne parle ,
*
personne ne stationne; chacun court à ses occupations,
la tête basse, marchant rapidement, sans donner aux
boutiques un seul coup d'œil. Les boutiquiers regar-
dent d'un air inquiet les passants qui , par miracle ,
s'arrêtent devant leurs étalages.
Le soir, trois becs de gaz, enfermés dans des lan-
ternes lourdes et carrées , éclairent le passage. Ces
becs de gaz, pendus au vitrage sur lequel ils jettent
des taches de clarté fauve, laissent tomber autour d'eux
des ronds d'une lueur pâle qui vacillent et semblent
disparaître par instants. Le passage prend l'aspect
sinistre d'un véritable coupe-gorge; de grandes ombres
s'allongent sur les dalles, des souffles humides vien-
nent de la rue; on dirait une galerie souterraine vague-
ment éclairée par trois lampes funéraires. Les mar-
chands se contentent, pour tout éclairage, des maigres
rayons que les becs de gaz envoient à leurs vitrines ;
ils allument seulement, dans leur boutique, une lampe
munie d'un abat-jour, qu'ils posent sur un corn de
leur comptoir, et les passants peuvent alors distinguer
}
1& THÉRÈSE RAQUIN
ce qu'il y a au fond de ces trous où la nuit habite pen-
dant le jour. Sur la ligne noirâtre des devantures,
les vitres d'un cartonnier flamboient : deux lampes
à schiste trouent l'ombre de deux flammes jaunes.
Et, de l'autre câté , une bougie , plantée au milieu
d'un verre à quinquet, met des étoiles de lumière
dans la botte de bijoux faux. La marchande som-
meille au fond de son armoire, les mains cachées sous
son châle.
Il y a quelques années, en face de cette marchande,
se trouvait une boutique dont les boiseries d'un vert
bouteille suaient l'humidité par toutes leurs fentes.
L'enseigne, faite d'une planche étroite et longue, por-
tait, en lettres noires, le mot : Mercerie^ et sur une des
vitres de la porte était écrit un nom de femme : Thé-
rèse Raquin, en caractères rouges. A droite et à
gauche s'enfonçaient des vitrines profondes, tapissées
de papier bleu.
Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que
l'étalage, dans un clair-obscur adouci.
D'un côté, il y avait un peu de lingerie : des bonnets
de tulle tuyautés à deux et trois francs pièce , des
manches et des cols' de mousseline ; puis des tricots,
des bas, des chaussettes, des bretelles. Chaque objet,
jauni et fripé, était lamentablement pendu à un cro-
chet de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, se trou-
vait ainsi emplie de loques blanchâtres qui prenaient
un aspect lugubre dans l'obscurité transparente. Les
bonnets neufs, d'un blanc plus éclatant, faisaient des
THÉRÈSE RAQUIN 15
taches crues sur le papier bleu- dont les planches
étaient garnies. Et, accrochées le long d'une tringle,
les chaussettes de couleur mettaient des notes som-
bres dans Teffacement blafard et vague de la mousse-
line.
De Tautre côté, dans une vitrine plus étroite, s*éta-
geaient de gros pelotons de laine Verte» des boutons
noirs cousus sur des cartes blanches , des bottes de
toutes les couleurs et de toutes les dimensions, des ré*
silles à perles d'acier étalées sur des ronds de papier
bleuâtre, des faisceaux d^aiguilles à tricoter, des mo-
dèles de tapisserie, des bobines de ruban, un entasse-
ment d'objets ternes et fanés qui dormaient sans doute
en cet endroit depuis cinq ou six ans. Toutes les teintes
avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que la
poussière et Thumidité pourrissaient.
Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les
places et les rues de rayons fauves, on distinguait,
derrière les bonnets de l'autre vitrine, un profil pâle
et grave déjeune femme. Ce profil sortait vaguement
des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front
bas et sec s'attachait un nez long, étroit, effilé ; les
lèvres étaient deux minces traits d'un rose pâle, et le
menton, court et nerveux, tenait au cou par une ligne
souple et grasse. On ne voyait pas le corps, qui se
perdait dans l'ombre ; le profil seul apparaissait, d'une
blancheur mate, troué d'un œil noir largement ouvert,
et comme écrasé sous une épaisse chevelure sombre.
Il était là, pendant des heures, immobile et paisible,
16 THÉRÈSE RAQUIN
entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides
avaient laissé des bandes de rouille.
Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait
l'intérieur de la boutique. Elle était plus longue que
profonde; à Tun des bouts, se trouvait un petit comp*
toir; à l'autre bout, un escalier en forme de vis
menait aux chambres du premier étage. Contre les
murs étaient plaquées des vitrines, des armoires, des
rangées de cartons verts; quatre chaises et une table
complétaient le mobilier. La pièce paraissait nue, gla-
ciale; les marchandises, empaquetées, serrées dans
des coins, ne traînaient pas çà et là avec leur joyeux .
tapage de couleurs.
D'ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière
le comptoir : la jeune femme au proGl grave et
une vieille dame qui souriait en sommeillant. Cette
dernière avait environ soixante ans; son visage gras
et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un
gros chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, la
regardait dormir.
Plus bas, assis sur une chaise» un homme d'une tren-
taine d'années lisait ou causait à demi-voix avec la
jeune femme. Il était petit, chétif, d'allure languis-
sante; les cheveux d*un blond fade, la barbe rare, le
visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à
un enfant malade et gâté.
Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveil-
lait. On fermait la boutique, et toute la famille montait
se coucher. Le chat tigré suivait ses maîtres en ron«
\
THÉRÈSB RAQUIN 17
ronnant, en se frottant la tête contre chaque barreau
de la rampe.
En haut, le logement se composait de trois pièces.
L'escalier donnait dans une salle à manger qui servait
en même temps de salon. A gauche était un poêle de
faïence dans une niche ; en face se dressait un buffet ;
puis des chaises se rangeaient le long des murs, une
table ronde, toute ouverte, occupait le milieu de la
pièce. Au fond, derrière une cloison vitrée, se trouvait
une cuisine noire. De chaque côté de la salle à manger,
il y avait une chambre à coucher.
La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa
belle-fille, se retirait chez elle. Le chat s'endqrmait sur
une chaise de la cuisine. Les époux entraient dans leur
chambre. Cette chambre avait une seconde porte don-
nant sur un escalier qui débouchait dans le passage
par une allée obscure et étroite.
Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait
au lit ; pendant ce temps, la jeune femme ouvrait la
croisée pour fermer les persiennes. Elle restait là
quelques minutes, devant la grande muraille noire,
crépie grossièrement, qui monte et s'étend au-dessus
de la galerie. Elle promenait sur cette muraille un
regard vague, et, muette, elle venait se coucher à son
tour, dans une indifférence dédaigneuse.
II
Madame Baquin était une ancienne mercière de
Vërnon. Pendant près de vingt-cinq ans, elle avait vécu
dans une petite boutique de cette ville. Quelques an-
nées après la mort de son mari, des lassitudes la pri-
rent, elle vendit son fonds. Ses économies jointes au
prix de cette vente mirent entre ses mains un capital
de quarante mille francs qu'elle plaça et qui lui rap-
porta deux mille francs de rente. Cette somme devait
lui suffire largement. Elle menait une vie de recluse,
ignorant les joies et les soucis poignants de ce monde;
elle s'était fait une existence de paix et de bonheur
tranquille.
Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite
maison dont le jardin descendait jusqu'au bord de la
Seine. C'était une demeure close et discrète qui avait
de vagues senteurs de clottre ; un étroit sentier menait
à cette retraite située au milieu de larges prairies ; les
fenêtres du logis donnaient sur la rivière et sur les
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THÉBÈ8E RAQUIN 19
coteaux déserts de l'autre rive. La bonne dame, qui
avait dépassé la cinquantaine, s'enferma au fond de
cette solitude, et y goûta des joies sereines, entre son
61s Camille et sa nièce Thérèse.
Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait en-
core comme un petit garçon. Elle Tadorait pour l'avoir
disputé h la mort pendant une longue jeunesse de
souffrances. L'enfant eut coup sur coup toutes les
fièvres, toutes les maladies imaginables. Madame Ra-
quin soutint une lutte de quinze années contre ces
maux terribles qui venaient à la file pour lui arracher
son fils . Elle les vainquit tous par sa patience, par
ses soins, par son adoration.
Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout
frissonnant des secousses répétées qui avaient endo-
lori sa chair. Arrêté dans sa croissance, il resta petit
et malingre. Ses membres grêles eurent des mou-
vements lents et fatigués. Sa mère l'aimait davantage
pour cette faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa
pauvre petite figure pâlie avec des tendresses triom-
phantes, et elle songeait qu'elle lui avait donné la vie
plus de dix fois.
Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance,
l'enfant suivit les cours d'une école de commerce de
Vemon. Il y apprit l'orthographe et l'arithmétique. Sa
science se borna aux quatre règles et à une connais-
sance très-superficielle de la grammaire. Plus tard, il
prit des leçons d'écriture et de comptabilité. Madame
Raquin se mettait à trembler lorsqu'on lui conseillait
20 THÉRÈSE RAQOIN
d'envoyer son fils au collège ; elle savait qu'il mourrait
loin d'elle, elle disait que les livres le tueraient. Ca-
mille resta ignorant, et son ignorance mit comme une
faiblesse de plus en lui.
A dix-huit ans, désœuvré, s'ennuyant à mourir dans
la douceur dont sa mère l'entourait, il entra chez un
marchand de toile , à titre de commis. 11 gagnait
soixante francs par mois. Il était d'un esprit inquiet
qui lui rendait l'oisiveté insupportable. Il se trouvait
plus calme, mieux portant, dans ce labeur de brute,
dans ce travail d'employé qui le courbait tout le jour
sur des factures, sur d'énormes additions dont il épe-
lait patiemment chaque chiffre. Le soir, brisé, la tête
vide, il goûtait des voluptés infinies au fond de Thébé-
tement qui le prenait. Il dut se quereller avec sa mère
pour entrer chez le marchand de toile ; elle voulait le
garder toujours auprès d'elle, entre deux couvertures,
loin des accidents de la vie. Le jeune homme parla en
mattre ; il réclama le travail comme d'autres enfants
réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais
par instinct, par besoin de nature. Les tendresses, les
dévouements de sa mère lui avaient donné un égoïsme
féroce ; il croyait aimer ceux qui le plaignaient et qui
le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part, au
fond de lui, n'aimant que son bien-être, cherchant par
tous les moyens possibles à augmenter ses jouissances.
Lorsque l'affection attendrie de madame Raquin l'é-
cœura, il se jeta avec délices dans une occupation bête
qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le soir,
THÉRÈSB RAQUIN 21
au retour du bureau/il courait au bord de la Seine
avec sa cousine Thérèse.
Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize an-
nées auparavant, lorsque madame Requin était ericore
mercière, son frère, le capitaine Degans, lui apporta
une petite fille dans ses bras. Il arrivait d'Algérie.
— Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec
un sourire. Sa mère est morte... Moi je ne sais qu'en
faire. Je te la donne.
La mercière prit Tenfant, lui sourit, baisa ses joues
roses. Degans resta huit jours à Vernon. Sa sœur l'in-
terrogea à peine sur cette fille qu'il lui donnait. Elle
sut vaguement que la chère petite était née à Oran et
qu'elle avait pour mère une femme indigène d'une
grande beauté. Le capitaine, une heure avant son dé-
part, lui remit un acte de naissance dans lequel Thé-
rèse, reconnue par lui, portait son nom. Il partit, et
on ne le revit plus ; quelques années plus tard, il se fit
tuer en Afrique.
Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Ca-
mille, sous les tièdes tendresses de sa tante. Elle était
d'une santé de fer, et elle fut soignée comme une en-
faut chétive, partageant les médicaments que prenait
son cousin, tenue dans l'air chaud de la chambre occu-
pée par le petit malade. Pendant des heures, elle res-
tait accroupie devant le feu, pensive, regardant les
flammes en face, sans baisser les paupières. Cette vie
forcée de convalescente la replia sur elle-même ; elle
prit l'habitude de parler à voix basse , de marcher
22 THÉRÈSE RAQUIN
sans faire de bruit, de rester muette et immobile sur
une chaise, les yeux ouverts et vides de regards. Et,
lorsqu'elle levait un bras, lorsqu'elle avançait un
pied, ' on sentait en elle des souplesses félines, des
muscles courts et puissants, toute une énergie, toute
une passion qui dormaient dans sa chair assoupie. Un
jour, son cousin était tombé, pris de faiblesse; elle
Pavait soulevé et transporté, d'un geste brusque , et
ce déploiement de force avait mis de larges plaques
ardentes sur son visage. La vie clottrée qu'elle me-
nait, le régime débilitant auquel elle était soumise ne
purent affaiblir son corps maigre et robuste ; sa face
prit seulement des teintes pâles, légèrement jaunâtres,
et elle devint presque laide à l'ombre. Parfois, elle
allait à la fenêtre, elle contemplait les maisons d'en face
sur lesquelles le soleil jetait des nappes dorées.
Lorsque madame Raquin vendit son fonds et qu'elle
se retira dans la petite maison du bord de l'eau, Thé-
rèse eut de secrets tressaillements de joie. Sa tante
lui avait répété si souvent : «c Ne fais pas de bruit,
reste tranquille, » qu'elle tenait soigneusement ca-
chées, au fond d'elle, toutes les fougues de sa nature.
Elle possédait un sang-froid suprême, une apparente
tranquillité qui cachait des emportements terribles.
Elle se croyait toujours dans la chambre de son cou-
sin, auprès dun enfant moribond; elle avait des
mouvement adoucis, des silences, des placidités, des
paroles bégayées de vieille femme. Quand elle vit le
jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui
THÉRÈSE RÂQUIN 23
montaient à Thorizon, il lui prit une envie sauvage de
courir et de crier; elle sentit son cœur qui frappait
à grands coups dans sa poitrine ; mais pas un muscle
de son visage ne bougea, elle se contenta de sou-
rire lorsque sa tante lui demanda si cette nouvelle de*
meure lui plaisait.
Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda
ses allures souples, sa physionomie calme et indiffé-
rente, elle resta Tenfant élevée dans le lit d'un malade;
mais elle vécut intérieurement une existence brû-
lante et emportée. Quand elle était seule, dans Therbe,
au bord de Peau, elle se couchait à plat ventre comme
une bête, les yeux noirs et agrandis, le corps tordu,
près de bondir. Et elle restait là, pendant des heures,
ne pensant à rien, mordue par le soleil, heureuse
d'enfoncer ses doigts dans la terre. Elle faisait des
rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui
grondait, elle s'imaginait que l'eau allaitée jeter sur
elle et l'attaquer ; alors elle se roidissait, elle se pré-
parait à la défense, elle se questionnait avec colère
pour savoir comment elle pourrait vaincre les flots.
Le soir, Thérèse» apaisée et silencieuse, cousait
auprès de sa tante; son visage semblait sommeiller
dans la lueur qui giissait mollement de Tabat-jour de la
lampe. Camille, affaissé au fond d'un fauteuil, songeait
à ses additions. Une parole, dite à voixbasse^ troublait
seule par moments la paix de cet intérieur endormi.
Madame Raquin regardait ses enfants avec une bonté
sereine. Elle avait résolu de les marier ensemble. Elle
24 THÉRÈSE KAQUIN
traitait toujours son fils en moribond ; elle tremblait
lorsqu'elle venait à songer qu'elle mourrait un jour et
qu'elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle comp-
tait sur Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait
une garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce, avec
ses airs tranquilles, ses dévouements muets, lui inspi-
rait une confiance sans bornes. Elle l'avait vue à
l'œuvre, elle voulait la donner à son fils comme un ange
gardien. Ce mariage était un dénoûment prévu, arrêté.
Les enfants savaient depuis longtemps qulls de-
vaient s'épouser un jour. Ils avaient grandi dans cette
pensée qui leur était devenue ainsi familière et natu-
relle. On parlait de cette union, dans la famille, comme
d'une chose nécessaire, fatale. Madame Raquin avait
dit : « Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un
ans. » Et ils attendaient patiemment, sans fièvre, sans
rougeur.
Camille, dont la maladie avait appauvri le sang,
ignorait les âpres désirs de l'adolescence. Il était resté
petit garçon devant sa cousine, il l'embrassait comme
il embrassait sa mère, par habitude, sans rien perdre
de sa tranquillité égoïste. Il voyait en elle une cama-
rade complaisante qui l'empêchait de trop s'ennuyer,
et qui^ à l'occasion, lui faisait de la tisane. Quand il
jouait avec elle, qu'il la tenait dans ses bras, il croyait
tenir un garçon ; sa chair n'avait pas un frémissement.
Et jamais il ne lui était venu la pensée, en ces mo-
ments, de baiser les lèvres chaudes de Thérèse, qui
se débattait en riant d'un rire nerveux.
}
THÉRÈSE RAQUIN 25
La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et
indifférente. Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur
Camille et le regardait pendant plusieurs minutes avec
une fixité d'un calme souverain. Ses lèvres seules
avaient alors de petits mouvements imperceptibles.
On ne pouvait rien lire sur ce visage fermé qu'une
volonté implacable tenait toujours doux et attentif.
Quand on parlait de son mariage, Thérèse devenait
grave, se contentait d'approuver de la tête tout ce
que disait madame Raquin. Camille s'endormait.
Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient
au bord de l'eau. Camille s'irritait des soins incessants
de sa mère ; il avait des révoltes, il voulait courir, se
rendre malade, échapper aux câlineries qui lui don-
naient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la
provoquait à lutter, à se vautrer sur Therbe. Un jour,
il poussa sa cousine et la fit tomber; la jeune fille se
releva d'un bond, avec une sauvagerie de bête, et, la
face ardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui,
les deux bras levés. Camille se laissa glisser à terre. Il
avait peur.
Les mois, les années s'écoulèrent. Le jour fixé pour
le mariage arriva. Madame Raquin prit Thérèse à part,
lui parla de son père et de sa mère, lui conta l'histoire
de sa naissance. La jeune fille écouta sa tante, puis
l'embrassa sans répondre un mot.
Le soir, Thérèse, au lieu d'entrer dans sa chambre,
qui était à gauche de l'escalier, entra dans celle de
son cousin, qui était à droite. Ce fut tout le change-
2
' .•*
26 THÉRÈSE RAQUiN
ment qu'il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lende-
main, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille
avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquil-
lité d'égoïste, Thérèse gardait toujours son indiffé-
rence douce, son visage contenu, effrayant de calme.
III
Huit jours après son mariage, Camille déclara nette-
ment à sa mère qu'il entendait quitter Vernon et aller
vivre à Paris. Madame Raquin se récria : elle avait
arrangé son existence, elle ne voulait point y changer
un seul événement. Son fils eut une crise de nerfs, il
la menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à
son caprice.
— Je ne t*ai jamais contrariée dans tes projets, lui
dit-il; j'ai épousé ma cousine, j'ai pris toutes les
drogues que tu m'as données. C'est bien le moins,
aujourd'hui, que j'aie une volonté, et que tu sois de
mon avis... Nous partirons à la fin du mois.
Madame Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision
de Camille bouleversait sa vie, et elle cherchait déses-
pérément à se refaire une existence. Peu à peu, le
calme se fit en elle. Elle réfléchit que le jeune ménage
pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne
suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l'argent.
28 THÉRÈSE RAQUIN
se remettre au commerce, trouver une occupation
lucrative pour Thérèse. Le lendemain, elle s'était ha-
bituée à ridée de départ, elle avait bâti le plan d'une
vie nouvelle.
Au déjeuner, elle était toute gaie.
— Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses
enfants. J'irai à Paris demain ; je chercherai un petit
fonds de mercerie, et nous nous remettrons, Thérèse
et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela nous oc-
cupera. Toi; Camille, tu feras ce que tu voudras; tu te
promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi.
— Je trouverai un emploi, répondit le jeune homme.
La vérité était qu'une ambition béte avait seule
poussé Camille au départ. Il voulait être employé dans
une grande administration; il rougissait de plaisir,
lorsqu'il se voyait en rêve au milieu d'un vaste bureau,
avec des manches de lustrine, la plume sur l'oreille.
Thérèse ne fut pas consultée ; elle avait tou-
jours montré une telle obéissance passive que sa
tante et son mari ne prenaient plus la peine de lui
demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle
faisait ce qu'ils faisaient, sans une plainte, sans un re-
proche, sans même paraître savoir qu'elle changeait
de place.
Madame Raquin vint à Paris et alla droit au passage
du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle de Vernon l'avait
adressée à une de ses parentes qui tenait dans ce pas-
sage un fonds de mercerie dont elle désirait se débar-
rasser. L'ancienne mercière trouva la boutique un peu
THÉRÈSE RAQUIN 29
petite, un peu noire; mais, en traversant Paris, elle
avait été effrayée par le tapage des rues, par le luxe
des étalages, et celte galerie étroite, ces vitrines mo-
destes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible.
Elle put se croire encore en province, elle respira, elle ^
pensa que ses chers enfants seraient heureux dans ce
coin ignoré. Le prix modeste du fonds la décida ; on le
lui vendait deux mille francs. Le loyer de la boutique
et du premier étage n*était que de douze cents francs.
Madame Raquin, qui avait près de quatre mille francs
d'économies, calcula qu'elle pourrait payer le fonds et
la première année de loyer sans entamer sa fortune.
Les appointements de Camille et les bénéfices du com-
merce de mercerie suffiraient, pensait-elle , aux be-
soins journaliers ; de sorte qu'elle ne toucherait plus
ses rentes et qu'elle laisserait grossir le capital pour
doter ses petits-enfants.
Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu'elle
avait trouvé une perle , un trou délicieux , en plein
Paris. Peu à peu, au bout de quelques jours, dans ses
causeries du soir, la boutique humide et obscure du
passage devint un palais ; elle la revoyait, au fond de
ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue
de mille avantages inappréciables.
— Ahl ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras
comme nous serons heureuses dans ce coin-là ! Il y a
trois belles chambres en haut... Le passage est plein
de monde... Nous ferons des étalages charmants... Va,
nous ne nous ennuierons pas.
s.
30 THIÊRÈSE RÂQVIN
Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d'an-
cienne marchande se réveillaient; elle donnait à
Tavance des conseils à Thérèse sur la vente, sur les
achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la
' famille quitta la maison du bord de la Seine ; le soir
du même jour, elle s'installait au passage du Pont*
Neuf.
Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait
vivre désormais, il lui sembla qu'elle descendait dans
la terre grasse d'une fosse. Une sorte d'écœurement la
prit à la gorge , elle eut des frissons de peur. Elle
regarda la galerie sale et humide , elle visita le ma-
gasin, monta au premier étage, fit le tour de chaque
pièce; ces pièces nues, sans meubles, étaient ef-^
frayantes de solitude et de délabrement. La jeune
femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une
parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mari
étant descendus, elle s'assit sur une malle, les mains
roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant
pleurer.
Madame Raquin, en face de la réalité, resta embar-
rassée, honteuse de ses rêves. Elle chercha à défendre
son acquisition. Elle trouvait un remède à chaque nou-
vel inconvénient qui se présentait, expliquait l'obscu-
rité en disant que le temps était couvert, et concluait
en afBrmant qu'un coup de balai suffirait.
— Bah! répondait Camille, tout cela est très-conve-
nable... D'ailleurs, nous ne monterons ici que le soir.
Moi» je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures...
THéRÉSE RAQUIN 31
Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuie-
rez pas.
Jamais le jeune hozùme n'aurait consenti à habiter
un pareil taudis, s'il n'avait compté sur les douceurs
tiëdes de son bureau. 11 se disait qu'il aurait chaud
tout le jour à son administration, et que, le soir, il se
coucherait de bonne heure.
Pendant une grande semaine, la boutique et le loge-
ment restèrent en désordre. Dès le premier jour, Thé-
rèse s'était assise derrière le comptoir, et elle ne bou-
geait plus de cette place. Madame Raquin s'étonna de
cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune
femme allait chercher à embellir sa demeure, mettre
des fleurs sur les fenêtres, demander des papiers
neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu'elle proposait
une réparation, un embellissement quelconque :
— A quoi bon? répondait tranquillement sa nièce.
Nous sommes très-bien, nous n'avons pas besoin de
luxe.
Ce fut madame Raquin qui dut arranger les cham*
bres et mettre un peu d'ordre dans la boutique. Thé-
rèse finit par s'impatienter à la voir sans cesse tourner
devant ses yeux ; .elle prit une femme de ménage, elle
força sa tante à venir s'asseoir auprès d'elle.
Camille resta un mois sans pouvoir trouver un em-
ploi. Il vivait le moins possible dans la boutique , il
flânait toute la journée. L'ennui le prit à un tel point,
qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans
l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il ga-
32 THÉRÈSE RAQOm
gnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé.
Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la
rue Guénégaud et se trouvait sur les quais. Alors, à
petits pas, les mains dans les poches, il suivait la Seine,
de rinstitutau Jardin des Plantes. Cette longue course,
qu'il faisait deux fois par jour, ne Tennuyait jamais.
Il regardait couler l'eau, il s'arrêtait pour voir passer
les trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne
pensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre-
Dame, et contemplait les échafaudages dont l'église,
alors en réparation, était entourée ; ces grosses pièces
de charpente l'amusaient, sans qu'il sût pourquoi.
Puis, en passant, il jetait un coup d'œil dans le Port
aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de la gare.
Le soir, abruti, la tête pleine de quelque sotte histoire
contée à son bureau, il traversait le Jardin des Plantes,
et allait voir les ours, s'il n'était pas trop pressé. Il
restait là une demi-heure, penché au-dessus de la
fosse, suivant du regard les ours qui se dandinaient
lourdement ; les allures de ces grosses bêtes lui plai-
saient; il les examinait, les lèvres ouvertes, les yeux
arrondis, goûtant une joie d'imbécile à les voir se
remuer. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les
pieds, s'occupant des passants, des voitures, des
magasins.
Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire.
Il avait acheté les oeuvres de Buffon, et, chaque soir,
il se donnait une tâche de vingt, de trente pages, mal-
gré l'ennui qu'une pareille lecture lui causait. Il lisait
THÉRÂSE RAQUIN 33
encore, en livraisons à dix centimes , YBiêtoire du
Consulat et de VEmpirey de Thiers, et VHistoire des
Girondins, de Lamartine, ou bien des ouvrages de vul-
garisation scientifique. Il croyait travailler à son éduca-
tion. Parfois, il forçait sa femme à écouter la lecture
de certaines pages, de certaines anecdotes. Il s'éton-
nait beaucoup que Thérèse pût rester pensive et silen-
cieuse pendant toute une soirée, sans être tentée de
prendre un livre. Au fond, il s*avouait que sa femme
était une pauvre intelligence.
Thérèse repoussait les livrés avec impatience. Elle
préférait demeurer oisive, les yeux fixes, la pensée
flottante et perdue. Elle gardait d'ailleurs une humeur
égale et facile ; toute sa volonté tendait à faire de son
être un instrument passif, d'une complaisance et d'une
abnégation suprêmes.
Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices,
chaque mois, étaient régulièrement les mêmes. La
clientèle se composait des ouvrières du quartier. A
chaque cinq minutes, une jeune fille entrait, achetait
pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait
les clientes avec des paroles toujours semblables, avec
un sourire qui montait mécaniquement à ses lèvres.
Madame Raquin se montrait plus souple, plus ba-
varde, et, à vrai dire, c'était elle qui attirait et rete-
nait la clientèle.
Pendant trois ans, les jours se suivirent et se res-
semblèrent. Camille ne s'absenta pas une seule fois de
son bureau ; sa mère et sa femme sortirent à peine de
3li rilifàSR RAQTJIN
la boutique. Thérèse, vivant dans une ombre humide,
dans un silence morne et écrasant, voyait la vie
s'étendre devant elle, toute nue, amenant chaque soir
la même couche froide et chaque matin la même
journée vide.
IV
Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin re-
cevait. On allumait une grande lampe dans la salle à
manger, et Ton mettait une bouilloire d'eau au feu
pour faire du thé. C'était toute une grosse histoire.
Cette soirée-là tranchait sur les autres; elle avait
passé dans les habitudes de la famille comme une
orgie bourgeoise d'une gaieté folle. On se couchait à
onze heures.
Madame Raquin retrouva à Paris un de ses vieux
amis, le commissaire de police Micbaud, qui avait
exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans la même
maison que la mercière. Une étroite intimité s*était
ainsi établie entre eux; puis, lorsque la veuve avait
vendu son fonds pour aller habiter la maison du bord
de Teau, ils s'étaient peu à peu perdus de vue. Michaud
quitta la province quelques mois plus tard et vint
manger paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze
cents francs de sa retraite Un jour de pluie, il ren*
36 THÉRÈSE KAQUIN
contra sa vieille amie dans le passage du Pont-Neuf ;
le soir même, il dînait chez les Raquin.
Ainsi furent fondées les réceptions an jeudi. L'an-
cien commissaire de police prit Thabitude de venir
ponctuellement une fois par semaine. Il finit par ame-
ner son fils Olivier, un grand garçon de trente ans, sec
et maigre, qui avait épousé une toute petite femme,
lente et maladive. Olivier occupait à la préfecture de
police un emploi de trois mille francs dont Camille se
montrait singulièrement jaloux; il était commis prin-
cipal dans le bureau de la police d'ordre et de sûreté.
Dès le premier jour, Thérèse détesta ce garçon roide
et froid qui croyait honorer la boutique du passage en
y promenant la sécheresse de son grand corps et les
défaillances de sa pauvre petite femme.
Camille introduisit un autre invité, un vieil employé
du chemin de fer d'Orléans. Grivet avait vingt ans de
service; il était premier commis et gagnait deux mille
cent francs. C'était lui qui distribuait la besogne aux
employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoi-
gnait un certain respect; dans ses rêves, il se disait
que Grivet mourrait un jour, qu'il le remplacerait
peut-être, au bout d'une dixaine d'années. Grivet fut
enchanté de l'accueil de madame Raquin, il revint
chaque semaine avec une régularité parfaite. Six mois
plus tard, sa visite du jeudi était devenue pour lui un
devoir : il allait au passage du Pont-Neuf, comme il se
rendait chaque matin à son bureau, mécaniquement,
par un instinct de brute.
THÉRÈSE RAQUIN 37
Dès lors, les réunions devinrent charmantes. A sept
heures, madame Raquin allumait le feu, mettait la
lampe au milieu de la table, posait un jeu de dominos
à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le
buffet. A huit heures précises, le vieux Michaud et
Grivet se rencontraient devant la boutique, venant l'un
de la rue de Seine, l'autre de la rue Mazarine. Ils en-
traient, et toute la famille montait au premier étage.
On s'asseyait autour de la table, on attendait Olivier
Michaud et sa femme, qui arrivaient toujours en retard.
Quand la réunion se trouvait au complet, madame
Raquin versait le thé, Camille vidait la botte de domi-
nos sur la toile cirée, chacun s'enfonçait dans son jeu.
On n'entendait plus que le cliquetis des dominos. Après
chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deux
ou trois minutes, puis le silence retombait, morne,
coupé de bruits secs.
Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Ca-
mille. Elle prenait sur elle François, le gros chat tigré
que madame Raquin avait apporté de Vernon, elle le
caressait d'une main, tandis qu'elle posait les dominos
de l'autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour
elle; souvent elle' se plaignait d'un malaise, d'une forte
migraine, afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moi-
tié endormie. Un coude sur la table, la joue appuyée
sur la paume de la main, elle regardait les invités de
sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une
sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la
lampe. Toutes ces têtes-là l'exaspéraient. Elle allait de
3
38 THÉRÈSE RAQUIN
Tune à Tautre avee des dégoûts profonds, des irrita-
tions sourdes. Le vieux Michaud étalait une face bla-
farde, tachée de plaques rouges, une de ces faces
mortes de vieillard tombé en enfance ; Grivet avait le
masque étroit, les yeux ronds, les lèvres minces d*un
crétin; Olivier, dont les os perçaient les joues, portait
gravement sur un corps ridicule une tête roide et insi-
gnifiante ; quant à Suzanne, la femme d'Olivier, elle
était toute pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches,
le visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme,
pas un être vivant parmi ces créatures grotesques et
sinistres avec lesquelles elle était enfermée ; parfois
des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie
au fond d'un caveau, en compagnie de cadavres méca-
niques, remuant la tête, agitant les jambes et les bras,
lorsqu'on tirait des ficelles. L'air épais de la salle à
manger Tétouffait; le silence frissonnant, les lueurs
jaunâtres de la lampe la pénétraient d'un vague effroi,
d'une angoisse inexprimable.
On avait posé en bas, à la porte du magasin, une
sonnette dont le tintement aigu annonçait l'entrée des
clientes. Thérèse tendait l'oreille; lorsque la son-
nette se faisait entendre, elle descendait rapidement,
soulagée, heureuse de quitter la salle à manger. Elle
servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait
seule, elle s'asseyait derrière le comptoir, elle demeu-
rait là le plus longtemps possible, redoutant de remon-
ter, goûtant une véritable joie à ne plus avoir Grivet
et Olivier devant les yeux. l 'air humide de la boutique
THÉRÈSE RAQ13IN 39
calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retom-
bait dans cette rêverie grave qui lui était ordinaire.
Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille
se fâchait de son absence ; il ne comprenait pas qu'on
pût préférer la boutique à la salle à manger, le jeudi
soir. Alors il.se penchait sur la rampe, cherchait sa
femme du regard.
— Eh bieni criait-il, que fais- tu donc là? pourquoi
ne montes-tu pas?... Grivet a une chance du diable. Il
vient encore de gagner.
La jeune femme se levait péniblement et venait
reprendre sa place en face du vieux Michaud, dont les
lèvres pendantes avaient des sourires écœurants. Et,
jusqu'à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa
chaise, regardant François qu'elle tenait dans ses bras,
pour ne pas voir les poupées de carton qui grimaçaient
autour d'elle.
V
Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena
avec lui un grand gaillard, carré des épaules, qu'il
poussa dans la boutique d'un geste familier.
— Mère, demanda-t-il à madame Raquin en le lui
montrant, reconnais-tu ce monsieur-là?
La vieille mercière regarda le grand gaillard, cher-
cha dans ses souvenirs et ne trouva rien. Thérèse sui-
vait cette scène d*un air placide.
— Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas
Laurent, le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a
de si beaux champs de blé du côté de Jeufosse?... Tu
ne te rappelles pas?... J'allais à Técole avec lui; il ve-
nait me chercher le matin, en sortant de chez son opcle
qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de
confiture.
Madame Raquin se souvint brusquement du petit
Laurent, qu'elle trouva singulièrement grandi. 11 y
avait bien vingt ans qu'elle ne l'avait vu. Elle voulut
THÉRÈSE KAQUIN !^^
lui faire oublier son accueil étonné par un flot de sou-
venirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent
s'était assis, il souriait paisiblement, il répondait d'une
voix claire, il promenait autour de lui des regards
calmes et aisés.
— Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est
employé à la gare du chemin de fer d'Orléans depuis
dix -huit nK)is, et que nous ne nous sommes rencontrés
et reconnus que ce soir. C'est si vaste, si important,
cette administration!
Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant
les yeux, en pinc^ant les lèvres, tout fier d'être l'humble
rouage d'une grosse machine. Il continua en secouant
la tête :
— Oh ! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne
déjà quinze cents francs... Son père l'a mis au collège;
il a fait son droit et a appris la peinture. N'est-ce pas,
Laurent?... Tu vas dîner avec nous.
— Je veux bien, répondit carrément Laurent.
Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la
boutique. Madame Raquin courut à ses casseroles.
Thérèse, qui n'avait pas encore prononcé une parole,
regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu un
homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, Féton-
nait. Elle contemplait avec une sorte d'admiration son
front bas, planté d'une rude chevelure noire, ses joues
pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière, d'une
beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur
son cou; ce cou était large et court, gras et puissant.
/l2 THÉRÈSE RAQUIN
Puis elle s*oublia à considérer les grosses mains qu'il
tenait étalées sur ses genoux ; les doigts en étaient
carrés ; le poing fermé devait être énorme et aurait pu
assommer un bœuf. Laurent était un vrai fils de pay<-
san, d*allure un peu lourde, le dos bombé, les mouve-^
ments lents et précis, Tair tranquille et entêté. On
sentait sous ses vêtements des muscles ronds et déve-
loppés, tout un corps d*une chair épaisse et ferme. Et
Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings
à sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux
rencontraient son cou de taureau.
Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons
à dix centimes, pour montrer à son ami qu'il travail-
lait, lui aussi. Puis, comme répondant à une question
qu'il s'adressait depuis quelques instants :
— Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma
femme? Tu ne te rappelles pas cette petite cousine qui
jouait avec nous, à Vernon?
— J'ai parfaitement reconnu madame, répondit
Laurent en regardant Thérèse en face.
Sous ce regard droit, qui semblait pénétrer en elle,
la jeune femme éprouva une sorte de malaise. Elle eut
un sourire forcé, et échangea quelques mots avec Lau*
rent et son mari ; puis elle se hâta d'aller rejoindre sa
tante. Elle souffrait.
On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir
s'occuper de son ami.
— Comment va ton père? lui demanda-t-il.
— Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous
THÉRÈSE RAQUIN &3
sommes brouillés ; il y a cinq ans que nous ne nous
écrivons plus.
— Bah! s'écria remployé, étonné d'une pareille
monstruosité.
— Oui, le cher homme a des idées à lui... Comme il
est continuellement en procès avec ses voisins, il m*a
mis au collège, rêvant de trouver plus tard en moi un
avocat qui lui gagnerait toutes ses causes... Oh! le
père Laurent n*a que des ambitions utiles; il veut tirer
parti même de ses folies.
— Et tu n'as pas voulu être avocat? dit Camille, de
plus en plus étonné.
-^ Ma foi non, reprit son ami en riant... Pendant
deux ans, j'ai fait semblant de suivre les cours, afin de
toucher la pension de douze cents francs que mon père
me servait. Je vivais avec un de mes camarades de
collège, qui est peintre, et je m'étais mis à faire aussi
de la peinture. Cela m'amusait ; le métier est drôle,
pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le
jour...
La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.
— Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait
durer. Le père a su que je lui contais des mensonges»
il m'a retranché net mes cent francs par mois, en
m'invitant à venir piocher la terre avec lui. J'ai essayé
alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais
commerce... Comme j'ai vu clairement que j'allais
mourir de faim» j'ai envoyé l'art à tous les diables et
h II THÉRÈSE RAQUIN
j'ai cherché un emploi... Le père mourra bien un de
ces jours; j'attends ça pour vivre sans rien faire.
Laurent parlait d'une voix tranquille. Il venait, en
quelques mots, de conter une histoire caractéristique
qui le peignait en entier. Au fond, c'était un pares-
seux, ayant des appétits sanguins, des désirs très-
arrétés de jouissances faciles et durables. Ce grand
corps puissant ne demandait qu'à ne rien faire, qu'à se
vautrer dans une oisiveté et un assouvissement de
toutes les heures. Il aurait voulu bien manger, bien
dormir, contenter largement ses passions, sans remuer
de place, sans courir la mauvaise chance d*une fatigue
quelconque.
La profession d'avocat l'avait épouvanté, et il fris-
sonnait à l'idée de piocher la terre. Il s'était jeté dans
l'art, espérant y trouver un métier de paresseux ; le
pinceau lui semblait un instrument léger à manier ;
puis il croyait le succès facile. Il rêvait une vie de vo-
luptés à bon marché, une belle vie pleine de femmes,
de repos sur des divans, de mangeailles et de soûle-
ries. Le rêve dura tant que le père Laurent envoya des
écus. Mais, lorsque le jeune homme, qui avait déjà
trente ans, vit la misère à l'horizon, il se mit à réflé-
chir; il se sentait lâche devant les privations, il n'au-
rait pas accepté une journée sans pain pour la plus
grande gloire de l'art. Comme il le disait, il envoya la
peinture au diable, le jour où il s'aperçut qu'elle ne
contenterait jamais ses larges appétits. Ses premiers
essais étaient restés au-dessous de la médiocrité ; son
THÉRÈSE RAQUIN /i5
œil de paysan voyait gauchement et salement la na-
ture; ses toiles, boueuses, mal bâties, grimaçantes,
défiaient toute critique. D'ailleurs, il ne paraissait point
trop vaniteux comme artiste, il ne se désespéra pas
outre mesure, lorsqu'il lui fallut jeter les pinceaux. Il
ne regretta réellement que Tatelier de son camarade
de collège, ce vaste atelier dans lequel il s'était si vo-
luptueusement vautré pendant quatre ou cinq ans. Il
regretta encore les femmes qui venaient poser, et dont
les caprices étaient à la portée de sa bourse. Ce monde
de jouissances brutales lui laissa de cuisants besoins
de cbair. Il se trouva cependant à l'ais^dans son mé*
tier d'employé ; il vivait très-bien en brute, il aimait
cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas et
qui endormait son esprit. Deux choses l'irritaient seu-
lement : il manquait de femmes, et la nourriture des
restaurants à dix-huit sous n'apaisait pas les appétits
gloutons de son estomac.
Camille Técoutait, le regardait avec un étonnement
de niais. Ce garçon débile, dont le corps mou et affaissé
n'avait jamais eu une secousse de désir, rêvait puéri-
lement à cette vie d'atelier dont son ami lui parlait. Il
songeait à ces femmes qui étalent leur peau nue. Il
questionna Laurent.
— Alors, lui dit-il, il y a eu, comme ça, des femmes
qui ont retiré leur chemise devant toi?
— Mais oui, répondit Laurent en souriant et en re-
gardant Thérèse qui était devenue très-pâle.
— Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille
3.
h& THÉRÈSE RAQiriN
avec un rire d'enfant... Moi, je serais gêné... La pre-
mière fois, tu as dû rester tout béte.
Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il
regardait attentivement la paume. Ses doigts eurent de
légers frémissements, des lueurs rouges montèrent à
ses joues.
— La première fois, reprît-il comme se parlant à lui-
même, je crois que j*ai trouvé ça naturel... C'est bien
amusant, ce diable d'art, seulement ça ne rapporte pas
un sou... J'ai eu pour modèle une rousse qui était ado-
rable : des chairs fermes, éclatantes, une poitrine su-
perbe, des hanches d'une largeur...
Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette,
immobile. La jeune femme le regardait avec une fixité
ardente. Ses yeux, d'un noir mat, semblaient deux trous
sans fond, et, par ses lèvres entr'ouvertes, on aperce-
vait des clartés roses dans sa bouche. Elle était comme
écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait.
Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Ca-
mille. L'ancien peintre retint un sourire. 11 acheva sa
phrase du geste, un geste large et voluptueux, que la
jeune femme suivit du regard. On était au dessert, et
madame Raquin venait de descendre pour servir une
cliente.
Quand la nappe fut retirée, Laurent^ songeur depuis
quelques minutes, s'adressa brusquement à Camille.
— Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait.
Cette idée enchanta madame Baquia et son fils. Thé-
rèse resta silencieuse»
THÉRÈSE RAQUIN &7
— Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme
nous sortons du bureau à quatre heures, je pourrai
venir ici et te faire poser pendant deux heures, le soir.
Ce sera l'affaire de huit jours.
— C'est cela, répondit Camille, rouge de joie ; tu
dîneras avec nous... Je me ferai friser et je mettrai ma
redingote noire.
Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur
entrée. Olivier et Suzanne arrivèrent derrière eux.
Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça
les lèvres. 11 détestait Laurent, dont les appointements
avaient monté trop vite, selon lui. D'ailleurs c'était
toute un affaire que l'introduction d'un nouvel invité :
les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un In-
connu sans, quelque froideur.
Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit là
situation, il voulut plaire, se faire accepter d'un coup.
Il raconta des histoires, égaya la soirée par son gros
rire, et gagna l'amitié de Grivet lui-même.
Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la
boutique. Elle resta jusqu'à onze heures sur sa chaise,
jouant et causant, évitant de rencontrer les regarda de
Laurent, qui d'ailleurs ne s'occupait pas d'elle. La na-
ture Sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires
gras, les senteurs acres et puissantes qui s'échappaient
de sa personne, troublaient la jeune femme et la je-
taient dans une sorte d'angoisse nerveuse.
VI
Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque
soir chez les Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en
face du Port aux Vins, un petit cabinet meublé qu'il
payait dix-huit francs par mois; ce cabinet, mansardé,
troué en haut d'une fenêtre à tabatière, qui s'entre-
bâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres
carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce
galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il n'avait
pas d'argent pour aller se traîner sur les banquettes
des cafés, il s'attardait dans la crémerie où il dînait le
soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui
coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue
Saint-Victor, flânant le long des quais^ s'asseyant sur
les bancs, quand l'air était tiède.
La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour
lui une retraite charmante, chaude, tranquile, pleine
de paroles et d'attentions amicales. Il épargna les
THÉRÈSE RAQUIN /t9
trois SOUS de son gloria et but en gourmand l'excel*
]ent thé de madame Raquin. Jusqu'à dix heures, il
restait là, assoupi, digérant, se croyant chez lui; il ne
partait qa'après avoir aidé Camille à fermer la bouti-*
que.
Un soir, il apporta son chevalet et sa botte à cou-
leurs. Il devait commencer le lendemain le portrait de
Camille. On acheta une toile, on fit des préparatifs
minutieux. Enfin Tartiste se mit à Tœuvre, dans la
chambre même des époux ; le jour, disait-il, y était plus
clair.
11 lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il
tratnait avec soin le fusain sur la toile, à petits coups,
maigrement; son dessin, roide et sec, rappelait d'une
façon grotesque celui des maîtres primitifs. Il copia la
face de Camille comme un élève copie une académie,
d'une main hésitante, avec une exactitude gauche qui
donnait à la figure un air renfrogné. Le quatrième
jour, il mit sur sa palette de tout petits tas de couleur,
et il commença à peindre du bout des pinceaux; il
pointillait la toile de minces tâches sales, il faisait des
hachures courtes et serrées, comme s'il se fût servi
d'un crayon.
A la fin de chaque séance, madame Raquin et Camille
s'extasiaient. Laurent disait qu'il fallait attendre, que
la ressemblance allait venir.
Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne
quittait plus la chambre changée en atelier. Elle lais-
sait sa tante seule derrière le comptoir; pour le moindre
50 THÉRÈSE HAQtnN
prétexte elle montait et s'oubliait à regarder peindre
Laurent.
Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette,
elle s'asseyait et suivait le travail des pinceaux. Ce
spectacle ne paraissait cependant pas Tamuser beau-
coup ; elle venait à cette place, comme attirée par une
force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se re-
tournait parfois, lui souriait, lui demandait si le por-
trait lui plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait,
puis reprenait son extase recueillie.
Laurent, en revenant le soir à la rue Saint- Victor,
se faisait de longs raisonnements; il discutait avec
lui-même s'il devait, ou non, devenir Tamant de Thé*
rèse.
— Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma
maîtresse quand je le voudrai. Elle est toujours là, sur
mon dos, à m'examiner, à me mesurer, à me peser...
Elle tremble, elle a une figure toute drôle, muette et
passionnée. A coup sûr, elle a besoin d'un amant; cela
se voit dans ses yeux... Il faut dire que Camille est un
pauvre sire.
Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs
blafardes de son ami. Puis il continuait :
— Elle s'ennuie dans cette boutique... Moi j'y vais,
parce que je ne sais où aller. Sans cela, on ne me pren-
drait pas souvent au passage du Pont-Neuf. C'est hu-
mide, triste. Une femme doit mourir là-dedans... Je lui
plais, j'en suis certain ; alors pourquoi pas moi plutôt
qu'un autre.
THÉRÈSE BAQUIN 51
II s'arrêtait, il lui venait des fatuités , il regardait
couler la Seine d'un air absorbé.
— Ma foi, tant pis , s'écriait-il , je Tembrasse à la
première occasion... Je parie qu'elle tombe tout de
suite dans mes bras.
Il se remettait à marcher, et des indécisions le pre*
naient.
— C'est qu'elle est laide, après tout, pensait-îl. Elle
a le nez long, la bouche grande. Je ne l'aime pas du
tout, d'ailleurs. Je vais peut*étre m'attirer quelque
mauvaise histoire. Cela demande réflexion.
Laurent^ qui était très-prudent, roula ces pensées
dans sa tête pendant une grande semaine. Il calcula
tous les incidents possibles d'une liaison avec Thérèse;
il se décida seulement à tenter l'aventure, lorsqu'il
se fut bien prouvé qu'il avait un réel intérêt à le
faire.
Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne
l'aimait pas ; mais, en somme, elle ne lui coûterait
rien; les femmes qu'il achetait à bas prix n'étaient,
certes, ni plus belles ni plus aimées. L'économie lui
conseillait déjà de prendre la femme de son ami.
D'autre part, depuis longtemps il n'avait pas contenté
ses appétits; l'argent étant rare, il sevrait sa chair, et
il ne voulait point laisser échapper l'occasion dé la
repattre un peu. Enfin , une pareille liaison, en bien
réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites :
Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait
là aisément quand il voudrait ; en admettant même que
52 THÉRÈSE RAQUIN
Camille découvrit tout et se fâchât, il Tassoinmerait
d'un coup de poing, s'il faisait le méchant. La question,
de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et
engageante.
Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant
rheure. A la première occasion, il était décidé à agir
carrément. Il voyait, dans Tavenir, des soirées tièdes.
Tous les Raquin travailleraient à ses jouissances : Thé-
rèse apaiserait les brûlures de son sang ; madame Ra-
quin le cajolerait comme une mère; Camille, en causant
avec lui, Tempêcherait de trop s'ennuyer, le soir, dans
la boutique.
Le portrait s*achevait, les occasions ne se présen-
taient pas. Thérèse restait toujours là, accablée et
anxieuse; mais Camille ne quittait point la chambre, et
Laurent se désolait de ne pouvoir Féloigner pour une
heure. 11 lui fallut pourtant déclarer un jour qu'il ter-
minerait le portrait le lendemain. Madame Raquin an-
nonça qu'on dînerait ensemble et qu'on fêterait l'œuvre
du peintre.
Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile
le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit
pour crier à la ressemblance. Le portrait était ignoble,
d un gris sale, avec de larges plaques violacées. Lau-
rent ne pouvait employer les couleurs les plus écla-
tantes sans les rendre ternes et boueuses ; il avait,
malgré- lui, exagéré les teintes blafardes de son mo-
dèle, et le visage de Camille ressemblait à la face ver-
dâtre d'un noyé; le dessin grimaçant convulsionnait
THÉRÈSE RAQUIN 53
les traits, rendant ainsi la sinistre ressemblance plus
frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que
sur la toile il avait un air distingué.
Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu'il
allait chercher deux bouteilles de vin de Champagne.
Madame Raquin redescendit à la boutique. L'artiste
resta seul avec Thérèse.
La jeune femme était demeurée accroupie, regar-
dant vaguement devant elle. Elle semblait attendre en
frémissant. Laurent hésita; il examinait sa toile, il
jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait, Camille
pouvait revenir , l'occasion ne se représenterait peut-
être plus. Brusquement, le peintre se tourna et se
trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent
pendant quelques secondes.
Puis, d'un mouvement violent, Laurent se baissa et
prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa
la tête, lui écrasant les lèvres sous les siennes. Elle
eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée^ et,
tout d'un coup, elle s'abandonna, glissant par terre,
sur le oarreâu. Us n'échangèrent pas une seule parole.
L'acte fut silencieux et brutal.
vil
Dès le commencement, les amants trouvèrent leur
liaison nécessaire, fatale, toute naturelle. A leur pre*-
mière entrevue, ils se tutoyèrent, ils s'embrassèrent,
sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité
eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à Taise dans
leur situation nouvelle , avec une tranquillité et une
impudence parfaites.
Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant
sortir, il fut décidé que Laurent viendrait. La jeune
femme lui expliqua, d'une voix nette et assurée , le
moyen qu'elle avait trouvé. Les entrevues auraient
lieu dans la chambre des époux. L'amant passerait par
l'allée qui donnait sur le passage, et Thérèse lui ouvri-
rait la porte de l'escalier. Pendant ce temps, Camille
serait à son bureau, madame Raquin, en bas, dans la
boutique. C'étaient là des coups d'audace qui devaient
réu'ssir.
Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une
THÉRÈSE RAQUÏN 55
sorte de témérité brutale, la témérité d'un homme qui
a de gros poings. L*air grave et calme de sa maîtresse
rengagea à venir goûter d'une passion si hardiment
offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un
congé de deux heures, et il accourut au passage du
Pont-Neuf.
Dès rentrée du passage, il éprouva des voluptés
cuisantes. La marchande de bijoux faux était assise
juste en face de la porte de l'allée. Il lui fallut attendre
qu'elle fût occupée, qu'une jeune ouvrière vint ache-
ter une bague ou des boucles d'oreille de cuivre.
Alors, rapidement, il entra dans l'allée; il monta l'es-
calier étroit et obscur, en s'appuyant aux murs gras
d'humidité. Ses pieds heurtaient les marches de pierre ;
au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui
lui traversait la poitrine. Une porte s'ouvrit. Sur le
seuil, au milieu d'une lueur blanche^ il vit Thérèse
en camisole, en jupon,' tout éclatante, les cheveux
fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte,
elle se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle une
odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair
fraîchement lavée.
Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n'avait
jamais vu cette femme. Thérèse, souple et forte, le
serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage,
couraient des lumières ardentes, des sourires passion-
nés. Cette face d'amante s'était comme transfigurée;
elle avait un air fou et caressant ; les lèvres humides,
les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tor^
56 THÉRÈSE RAQUIN
due et ondoyante, était belle d'une beauté étrange,
toute d'emportement. On eût dit que sa figure venait
de s'éclairer en dedans, que des flammes s'échap-
paient de sa chair. Et, autour d'elle, son sang qui
brûlait, ses nerfs qui se tendaient, jetaient ainsi des
effluves chaudes, un air pénétrant et acre.
Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son
corps inassouvi se jeta éperdument dans là volupté.
Elle s'éveillait comme d'un songe, elle naissait à la
passion. Elle passait des bras débiles de Camille dans
les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d'un
homme puissant lui donnait une brusque secousse qui
la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de
femme nerveuse éclatèrent avec une violence inouïe ;
le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait àes
veines, se mît à couler, à battre furieusement dans
son corps maigre, presque vierge encore. Elle s'éta-
lait, elle s'offrait avec une impudeur souveraine. Et,
de la tète aux pieds, de longs frissons l'agitaient.
Jamais Laurent n'avait connu une pareille femme. Il
resta surpris, mal à l'aise. D'ordinaire, ses taattresses
ne le recevaient pas avec une telle fougue ; il était
accoutumé à des baisers froids et indifférents, à des
amours lasses et rassasiées. Les sanglots, les crises
de Thérèse l'épouvantèrent presque, tout en irritant
ses curiosités voluptueuses. Quand il quitta la jeune
femme, il chancelait comme un homme ivre. Le lende-
main^ lorsque son calme sournois et prudent fut re-
venu, il se demanda s'il retournerait auprès de cette
THÉRÈSE RAQUIN 57
amante dont les baisers lui donnaient la fièvre. Il dé-
cida d'abord nettement qu'il resterait chez lui. Puis il
eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir Thé-
rèse dans sa nudité, dans ses caresses douces et bru-
tales, et toujours elle était là, implacable, tendant les
bras. La souffrance physique que lui causait ce spec-
tacle devint intolérable.
Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au
passage du Pont-Neuf.
A partir de ce jour, Thérèse entra dans sa vie. Il ne
l'acceptait pas encore, mais il la subissait. Il avait des
heures d*effroi, des moments de prudence, et, en
somme, cette liaison le secouait désagréablement;
mais ses peurs, ses malaises tombaient devant ses dé-
sirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent.
Thérèse n'avait pas de ces doutes. Elle se livrait
sans ménagement, allant droit où la poussait. sa pas-
sion. Cette femme, que les circonstances avaient pliée
et qui se redressait enfin, mettait à nu son être entier,
expliquant sa vie. *
Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle
se traînait sur sa poitrine, et, d'une voix encore hale-
tante :
— Oh! situ savais, disait- elle, combien j'ai souf-
fert 1 J'ai été élevée dans Thumidilé tiède de la cham-
bre d'un malade. Je couchais avec Camille ; la nuit, je
m'éloignais de lui, écœurée par l'odeur fade qui sortait
de son corps. Il était méchant et entêté ; il ne voulait
pas prendre les médicaments que je refusais de par-
58 THÉRÈSE RAQUIN
tager avec lui; pour plaire à ma tante, je devais
boire de toutes les drogues. Je ne sais comment je ne
suis pas morte... Us m*ont rendu laide, mon pauvre
ami, ils m'ont volé tout ce que j'avais, et tu ne peux
m'aimer comme je t'aime.
Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait
avec une haine sourde :
— Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m'ont élevée,
ils m'ont recueillie et défendue contre la misère...
Mais j'aurais préféré l'abandon à leur hospitalité. J'avais
des besoins cuisants de grand air ; toute petite, je ré-
vais de courir les chemins, les pieds nus dans la pous-
sière, demandant l'aumône, vivant en bohémienne.
On m*a dit que ma mère était fille d'un chef de tribu,
en Afrique; j'ai souvent songé à elle, j'ai compris que
je lui appartenais par le sang et les instincts, j'aurais
voulu ne la quitter jamais et traverser les sables, pen-
due à son dos... Ah I quelle jeunesse ! J'ai encore des
dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les
longues journées que j'ai passées dans la chambre où
râlait Camille. J'étais accroupie devant le feu, regar-
dant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes
membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante
grondait quand je faisais du bruit... Plus tard, j'ai
goûté des joies profondes, dans la petite maison du
bord de l'eau ; mais j'étais déjà abêtie, je savais à peine
marcher^ je tombais lorsque je courais. Puis on m'a
enterrée toute vive dans cette ignoble boutique.
Thérèse respirait fortement^ elle serrait son amaAt
THÉRÈSE RÀQUIN 59
à pleins bras, elle se vengeait, et ses narines minces
et souples avaient de petits battements nerveux.
— Tu ne saurais croire, reprenait- elle, combien ils
m'ont rendue mauvaise. Ils ont fait de moi une hypo-
crite et une menteuse... Ils m*ont étouffée dans leur
douceur bourgeoise, et je ne m'explique pas comment
il y a encore du sang dans mes veines... J'ai baissé les
yeux, j*ai eu comme eux un visage morne et imbécile,
j'ai mené leur vie morte. Quand tu m'as vue, n'est-ce
pas? j'avais l'air d'une bête. J'étais grave, écrasée,
abrutie. Je n'espérais plus en rien, je songeais à me
jeter un jour dans la Seine... Mais, avant cet affaisse-
ment, que de nuits de colère! Là-bas, à Vernon, dans
ma chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouf-
fer mes cris, je me battais, je me traitais de lâche.
Mon sang me brûlait et je me serais déchiré le corps.
A deux reprises, j'ai voulu fuir, aller devant moi, au
soleil ; le courage m'a manqué, ils avalent fait de moi
une brute docile avec leur bienveillance molle et leur
tendresse écœurante. Alors j'ai menti, j'ai menti tou-
jours. Je suis restée là toute douce, toute silencieuse,
rêvant de frapper et de mordre.
La jeune femme s'arrêtait, essuyant ses lèvres hu-^
mides sur le cou de Laurent. Elle ajoutait, après un
silence :
— Je ne sais plus pourquoi j'ai consenti à épouser
Camille* Je n'ai pas protesté, par une sorte d'insou«>
ciance dédaigneuse. Cet enfant me faisait pitié. Lorsque
je jouais avec lui, je sei\tais mes doigts s'enfoncer dans
60 THÉRÈSE RÂQUIff
ses membres comme dans de Targile. Je l'ai pris,
parce que ma tante me l'offrait et que je comptais ne
jamais me gêner pour lui... Et j'ai retrouvé dans mon
mari le petit garçon souffrant avec lequel j'avais déjà
couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi plaintif, et
il avait toujours cette odeur fade d'enfant malade qui
me répugnait tant jadis... Je te dis tout cela pour que
tu ne sois pas jaloux... Une sorte de dégoût me mon-
tait à la gorge ; je me rappelais les drogues que j'avais
bues, et je m'écartais, et je passais des nuits terribles...
Mais toi, toi...
Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les
doigts pris dans les mains épaisses de Laurent, regar-
dant ses larges épaules, son cou énorme...
— Toi, je t'aime, je t'ai aimé le jour oii Camille
t'a poussé dans la boutique... Tu ne m'estimes peut-
être pas, parce que je me suis livrée tout entière, en
une fois... Vrai,^je ne sais comment cela est arrivé. Je
suis fière, je suis emportée. J'aurais voulu te batlre, le
premier jour, quand tu m'as embrassée et jetée par terre
dans cette chambre... J'ignore comment je t'aimais;
je te haïssais plutôt. Ta vue m'irritait, me faisait
souffrir ; lorsque tu étais là, mes nerfs se tendaient à
se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh! que
j'ai souffert I Et je cherchais celle souffrance, j'atten-
dais ta venue, je tournais autour de ta chaise, pour
marcher dans ton haleine, pour traîner mes vêtements
le long des tiens. Il me semblait que ton sang me jetait
des bouffées de chaleur au passage, et c'était cette sorte
TH£RÈSë raquin 61
de nuée ardente, dans laquelle tu t'enveloppais, qui
m'attirait et me retenait auprès de toi, malgré mes
sourdes révoltes... Tu te souviens quand tu peignais
ici : une force fatale me ramenait à ton côté, je res-
pirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais
que je paraissais quêter des baisers, j'avais honte de
mon esclavage, je sentais que j*allais tomber si tu me
touchais. Mais je cédais à mes lâchetés, je grelottais
de froid en attendant que tu voulusses bien me prendre
dans tes bras...
Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme or-
gueilleuse et vengée. Elle tenait Laurent ivre sur sa
poitrine, et, dans la chambre nue et glaciale, se pas-
saient des scènes de passion ardentes, d'une brutalité
sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des
crises plus fougueuses.
La jeune femme semblait se plaire à Taudace et à
l'impudence. Elle n'avait pas une hésitation, pas une
peur. Elle se jetait dans l'adultère avec une sorte de
franchise énergique, bravant le péril, mettant une
sorte de vanité à le braver. Quand son amant devait
venir, pour toute précaution, elle prévenait sa tante
qu'elle montait se reposer; et, quand il était là, elle
marchait, parlait, agissait carrément, sans songer
jamais à éviter le bruit. Parfois, dans les commen-
cements, Laurent s'effrayait.
— Bon Dieu ! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais
donc pas tant de tapage. Madame Raquin va monter.
— Bah! répondait-elle en riant, tu trembles tou-
4
62 THÉRÈSE RAQUIN
jours... Elle est clouée derrière son comptoir; que
veux-tu qu'elle vienne faire ici? elle aurait trop peur
qu'on ne la volât... Puis, après tout, qu'elle monte, si
elle veut. Tu te cacheras .. Je me moque d'elle. Je
t'aime.
Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La pas-
sion n'avait pas encore endormi sa prudence sournoise
de paysan. Bientôt, cependant, l'habitude lui fit ac«
cepter, sans trop de terreur, les hardiesses de ces
rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre de
Camille, à deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse
lui répétait que le danger épargne ceux qui l'affrontent
en face, et elle avait raison. Jamais les amants n'au-
raient pu trouver un lieu plus sûr que cette pièce où
personne ne serait venu les chercher. Ils y contentaient
leur amour, dans une tranquillité incroyable.
Un jour, pourtant, madame Raquin monta, craignant
que sa nièce ne fût malade. Il y avait près de trois
heures que la jeune femme était en haut. Elle poussait
l'audace jusqu'à ne pas fermer au verrou la porte de
la chambre qui donnait dans la salle à manger.
Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille
mercière, nK)ntant l'escalier de bois, il se troubla, il
chercha fiévreusement son gilet, son chapeau « Thérèse
se mit à rire de la singulière mine qu'il faisait. Elle lui
prit le bras avec force, le courba au pied du lit^ dans
un coin, et lui dit d'une voix basse et calme :
— Tiens-toi là... ne remue pas*
Elle jeta sur lui les vêtements d'homme qui irai-
THÉRÈSE RAQUIN 63
naieat, et étendit sur le tout un jupon blanc qu'elle
avait retiré. Elle fit ces choses avec des Restes lestes
et précis, sans rien perdre de sa tranquilité. Puis elle
se coucha, échevelée, demi-nue» encore rouge et
frissonnante.
Madame Raquin ouvrit doucement la porte et
s'approcha du lit en étouffant le bruit de ses pas. La
jeune femme feignait de dormir. Laurent suait sous le
jupon blanc.
— Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude,
es-tu malade, ma fille?
Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et ré-
pondit d'une voix dolente qu'elle avait une migraine
atroce. Elle supplia sa tante de la laisser dormir. La
vieille dame s'en alla comme elle était venue, sans
faire de bruit.
Les deux amants, riant en silence, s'embrassèrent
avec une violence passionnée.
— Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous
ne craignons rien ici.. . Tous ces gens^là sont aveugles :
ils n'aiment pas.
Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre.
Parfois, elle était comme folle, elle délirait.
Le chat tigré, François, était assis sur son derrière,
au beau milieu de la chambre. Grave, immobile, il re-
gardait de ses yeux ronds les deux amants. Il semblait
les examiner avec soin, sans cligner les paupières,
perdu dans une sorte d'extase diabolique.
— Regarde donc François, dit Thérèse, à Laurent.
6/l THÉRÈSE RAQUIN
On dirait qu'il comprend et qu'il va ce soir tout conter
à Camille... Dis, ce serait drôle, s*il se mettait à parler
dans la boutique, un de ces jours; il sait de belles
histoires sur notre compte...
Cette idée, que François pourrait parler, amusa sin-
gulièrement la jeune femme. Laurent regarda les
grands yeux verts du chat, et sentit un frisson lui
courir sur la peau.
— Voici comment il ferait, reprit Thérèse. 11 se
mettrait debout, et, me montrant d'une patte, te mon-
trant de l'autre, il s'écrierait : « Monsieur et Madame
s'embrassent très- fort dans la chambre ; ils ne se sont
pas méfiés de moi, mais comme leurs amours crimi-
nelles me dégoûtent, je vous prie de les faire mettre
en prison tous les deux ; ils ne troubleront plus ma
sieste. »
Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le
chat, elle allongeait les mains en façon de griffes, elle
donnait à ses épaules des ondulations félines. François,
gardant une immobilité de pierre, la contemplait tou-
jours; ses yeux seuls paraissaient vivants; et il y
avait, dans les coins de sa gueule, deux plis profonds
qui faisaient éclater de rire cette tft te d'animal empaillé.
Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule la
plaisanterie de Thérèse. Il se leva et mit le chat à la
porte. En réalité, il avait peur. Sa maîtresse ne le
possédait pas encore entièrement; il restait au fond
de lui un peu de ce malaise qu'il avait éprouvé sous
les premiers baisers de la jeune femme.
VITI
Le soir, dans la boutique, Laurent était parfaitement
heureux. D'ordinaire, il revenait du bureau avec Ca-
mille. Madame Raquin s'était prise pour lui d'une
amitié maternelle; elle le savait gêné, mangeant
mal, couchant dans un grenier, et lui avait dit
une fois pour toutes que son couvert serait toujours
mis à leur table. Elle aimait ce garçon de cette ten-
dresse bavarde que les vieilles femmes ont pour les
gens qui viennent de leur pays, apportant avec eux
des souvenirs du passé.
Le jeune homme usait largement de l'hospitalité.
Avant de rentrer, au sortir du bureau, il faisait avec
Camille un bout de promenade sur les quais ; tous
deux trouvaient leur compte à cette intimité ; ils s'en-
nuyaient moins, ils flânaient en causant. Puis ils se
décidaient à venir manger la soupe de madame Raquin.
Laurent ouvrait en maître la porte de la boutique; il
s'asseyait à califourchon sur les chaises, fumant et
crachant, comme s'il était chez lui.
4.
66 THÉRÈSE RÂQUIN
La présence de Thérèse ne l'embarrassait nullement.
Il traitait la jeune femme avec une rondeur amicale,
il plaisantait, lui adressait des galanteries banales,
sans qu'un pli de sa face bougeât. Camille riait,
et, comme sa femme ne répondait à son ami que
par des monosyllabes, il croyait fermement qu'ils
se détestaient tous deux. Un jour môme il fit des re«
proches à Thérèse sur ce qu'il appelait sa froideur
pour Laurent.
Laurent avait deviné juste : il était devenu l'amant
de la femme, l'ami du mari, l'enfant gâté de la mère.
Jamais il n'avait vécu dans un pareil assouvissement de
ses appétits. II s'endormait au fond des jouissances infi«
nies que lui donnait la famille Raquin. D*ailleurs, sa po«
sition dans cette famille lui paraissait toute naturelle. Il
tutoyait Camille sans colère, sans remords. Il ne sur»
veillait même pas ses gestes ni ses paroles, tant il
était certain de sa prudence, de son calme; l'égoïsme
avec lequel il goûtait ses félicités le protégeait contre
toute faute. Dans la boutique, sa maltresse devenait
une femme comme une autre, qu'il ne fallait point
embrasser et qui n'existait pas pour lui. S'il ne
l'embrassait pas devant tous, c'est qu'il craignait de
ne pouvoir revenir. Cette seule conséquence l'arrêtait.
Autrement, il se serait parfaitement moqué de la dou-^
leur de Camille et de sa mère. Il n'avait point conscience
de ce que la découverte de sa liaison pourrait amener.
Il croyait agir simplement, comme tout le monde aurait
agi à sa place, en homme pauvre et affamé. De là ses
\
.Tfll^RÈSE RAQUIN 67
tranquillités béates, ses audaces prudentes, des attitudes
désintéressées et goguenardes.
Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui,
était obligée de jouet un rôle. Elle le jouait à la perfec-
tion, grâce à rhypocrisie savante que lui avait donnée
son éducation. Pendant près .de quinze ans, elle avait
menti, étouffant ses fièvres, mettant une volonté im-
placable à paraître morne et endormie. Il lui coûtait
peu de poser sur sa chair ce masque de morte qui
glaçait son visage. Quand Laurent entrait, il la trouvait
grave, rechignée, le nez plus long, les lèvres plus
minces. Elle étaitlaide, revèche, inabordable. D'ailleurs,
elle n'exagérait pas ses effets, elle jouait son ancien per-
sonnage, sans éveiller l'attention par une brusquerie
plus grande. Pour elle, elle trouvait une volupté amère
à tromper Camille et madame Raquin ; elle n'était pas
comme Laurent, affaissée dans le contentement épais
de ses désirs, inconsciente du devoir ; elle savait qu'elle
faisait le mat, et il lui prenait des envies féroces de se
lever de table et d'embrasser Laurent à pleine bouche,
pour montrer à son mari et à sa tante qu'elle n'était
pas une béte et qu'elle avait un amant.
Pa^ moments, des joies chaudes lui montaient à la
tête; toute bonne comédienne qu'elle fût, elle ne pou-
vait alors se retenir de chanter, quand son amant
n'était pas là et qu'elle ne craignait point de se trahir.
Ces gaietés soudaines charmaient madame Raquin qui
accusait sa nièce de trop de gravité, La jeune femme
acheta des pots de' fleurs et en garnit la fenêtre de sa
68 THÉRÈSE RÂQUIN
chambre ; puis elle fit coller du papier neuf dans cette
pièce, elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles
de palissandre. Tout ce luxe était pour Laurent.
La nature et les circonstances semblaient avoir fait
cette femme pour cet homme, et les avoir poussés Tua
vers l'autre. A eux deux, la femme, nerveuse et hypo-
crite, l'homme, sanguin et vivant en brute, ils faisaient
un couple puissamment lié. Ils se complétaient, se
protégeaient mutuellement. Le soir, à table, dans
les clartés pâles de la lampe, on sentait la force
de leur union, à voir le visage épais et souriant de
Laurent, en face du masque muet et impénétrable de
Thérèse:
C'étaient de douces et calmes soirées. Dans le silence,
dans l'ombre transparente et attiédie, s'élevaient des
paroles amicales. On se serrait autour de la table;
après le dessert, on causait des mille riens de la
journée, des souvenirs de la veille et des espoirs du
lendemain^ Camille aimait Laurent, autant qu'il pou-
vait aimer, en égoïste satisfait, et Laurent semblait lui
rendre une égale affection ; il y avait entre eux un
échange de phrases dévouées, de gestes serviables, de
regards prévenants. Madame Raquin, le visage placide,
mett^t toute sa paix autour de ses enfants, dans l'air
tranquille qu'ils respiraient. On eût dit une réunion
de vieilles connaissances qui se connaissaient jusqu'au
cœur et qui s'endormaient sur la foi de leur amitié.
Thérèse, immobile, paisible comme les autres, re-
gardait ces joies bourgeoises, ces affaissements sou-
THÉRÈSE RÂQUIN 69
riants. Et, au fond d*elle, il y avait des rires sauvages ;
tout son être raillait, tandis que son visage gardait
une rigidité froide. Elle se disait, avec des raffine-
ments de volupté, que quelques heures auparavant
elle était dans la chambre voisine, demi-nue, écbe-
velée, sur la poitrine de Laurent ; elle se rappelait
chaque détail de cette après-midi de passion folle, elle
les étalait dans sa mémoire, elle opposait cette scène
brûlante à la scène morte qu'elle avait sous les yeux.
Ah ! comme elle trompait ces bonnes gens, et comme
elle était heureuse de les tromper avec une impudence
si triomphante ! Et c'était là, à deux pas, derrière cette
mince cloison, qu'elle recevait un homme ; c'était là
qu'elle se vautrait dans les àpretés de l'adultère. Et
son amant, à cette heure, devenait un inconnu pour
elle, un camarade de son mari, une sorte d'imbécile
et d'intrus dont elle ne devait pas se soucier. Cette
comédie atroce, ces duperies de la vie, cette compa-
raison entre les baisers ardents du jour et l'indifférence
jouée du soir, donnaient des ardeurs nouvelles au sang
de la jeune femme.
Lorsque madame Raquin et Camille descendaient,
par hasard, Thérèse se levait d'un bond, collait silen-
cieusement, avec une énergie brutale, ses lèvres sur les
lèvres de son amant, et restait ainsi, haletant, étouffant,
' jusqu'à ce qu'elle entendît crier le bois des marches de
l'escalier. Alors, d'un mouvement leste, elle reprenait
sa place, elle retrouvait sa grimace rechignée. Laurent,
d'une voix calme, continuait avec Camille la causerie
70 THÉRÈSE RAQmN
interrompue* C'était comme un éclair de passion, ra*
pide et aveuglant, dans un ciel mort.
Le jeudi , la soirée était un peu plus animée. Lau-
rent ^ qui, ce jour-lb, s*ennuyait à mourir, se faisait
pourtant un devoir de ne pas manquer une seule des
réunions : il voulait , par mesure de prudence , être
connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallait
écouter les radotages de Grivet et du vieux Michaud ;
Michaud racontait toujours les mêmes histoires de
meurtre et de vol; Grivet parlait en même temps
de ses employés, de ses chefs, de son administration.
Le jeune homme se réfugiait auprès d*01ivier et de
Suzanne, qui lui paraissaient d'une bêtise moins assom-
mante. D'ailleurs , il se hâtait de réclamer le jeu de
dominos.
C'était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et
l'heure de leurs rendez-vous. Dans le trouble du dé-
part, lorsque madame Raquin et Camille accompa-
gnaient les invités jusqu'à la porte du passage, la jeune
femme s'approchait de Laurent, lui parlait bas, lui
serrait la main. Parfois même, quand tout le monde
avait le dos tourné, elle l'embrassait, par une sorte de
fanfaronnade.
Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et
d'apaisements. Les amants vivaient dans une béatitude
complète ; Thérèse ne s'ennuyait plus, ne désirait plus
rien; Laurent, repu, choyé, engraissé encore, avait
.14 seule crainte de voir cesser cette belle existence.
IX
Une aprë&-midi , comme Laurent allait quitter son
bureau pour courir auprès de Thérèse qui l'attendait,
son chef le fit appeler et lui signifia qu*à Tavenir il
lui défendait de s*absenter. Il avait abusé des congés;
Tadministration était décidée à le renvoyer, s'il sortait
une seule fois.
Cloué sur sa chaise, il se désespéra jusqu'au soir. Il
devait gagner son pain, il ne pouvait se faire mettre à
la porte. Le soir, le visage courroucé de Thérèse fut
une torture pour lui. Il ne savait comment expliquer
son manque de parole à sa maîtresse. Pendant que
Camille fermait la boutique, il s'approcha vivement de
la jeune femme :
— Nous ne pouvons plus nous voir^ lui dit-il à voix
basse. Mon chef me refuse toute nouvelle permission
de sortie.
Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner
de plus amples explications, laissant Thérèse sous le
72 THÉRÈSE RAQUIN
coup de cette déclaration brutale. Exaspérée, ne vou-
lant pas admettre qu'on pût troubler ses voluptés, elle
passa une nuit d'insomnie à bâtir des plans de rendez-
vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causa une
minute au plus avec Laurent. Leur anxiété était d'au-
tant plus vive qu'ils ne savaient où se rencontrer pour
se consulter et s'entendre. La jeune femme donna un
nouveau rendez-vous à son amant, qui lui manqua de
parole une seconde fois. Dès lors, elle n'eut plus qu'une
idée fixe, le voir à tout prix.
Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait ap-
procher de Thérèse. Alors il sentit combien cette
femme lui était devenue nécessaire ; Thabitude de la
volupté lui avait créé des appétits nouveaux , d'une
exigence aiguë. 11 n'éprouvait plus aucun malaise dans
les embrassements de sa maîtresse, il quêtait ces em-
brassements avec une obstination d'animal affamé. Une
passion de sang avait couvé dans ses muscles; mainte-
nant qu'on lui retirait son amante, cette passion écla-
tait avec une violence aveugle ; il aimait à la rage. Tout
semblait inconscient dans cette florissante nature de
brute ; il obéissait à des instincts, il se laissait con-
duire par les volontés de son organisme. Il aurait ri
aux éclats, un an auparavant, si on lui avait dit qu'il
serait l'esclave d'une femme, au point de compromettre
ses tranquillités. Le sourd travail des désirs s'était opéré
en lui, à son insu, et avait fini par le jeter, pieds et poings
liés, aux caresses fauves de Thérèse. A cette heure,
il redoutait d'oublier la prudence, il n'osait venir, le
THÉRÈSE RÂQUIN 73
soir, au passage du Pont-Neuf, craignant de commettre
quelque folie« Il ne s'appartenait plus ; sa maîtresse,
avec ses souplesses de chatte, ses flexibilités ner-
veuses, s'était glissée peu à peu dans chacune des
fibres de son corps. 11 avait besoin de cette femme
pour vivre comme on a besoin de boire et de manger.
Il aurait certainement fait une sottise, s'il n'avait
reçu une lettre de Thérèse, qui lui recommandait de
rester chez lui le lendemain. Son amante lui promet*
tait de venir le trouver vers les huit heures du soir.
Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en
disant qu'il était fatigué, qu'il allait se coucher tout
de suite. Thérèse, après le dtner, joua également son
rôle ; elle parla <i'une cliente qui avait déménagé sans
la payer, elle fit la créancière intraitable, elle déclara
qu'elle voulait aller réclamer son argent. La cliente
demeurait aux Batignolles. Madame Raquin et Camille
trouvèrent la course longue, la démarche hasar-*
deuse; d'ailleurs, ils ne s'étonnèrent pas, ils laissèrent
partir Thérèse en toute tranquillité,
La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant
sur les pavés qui étaient gras, heurtant les passants,
ayant hâte d'arriver. Des moiteurs lui montaient au
visage ; ses mains brûlaient. On aurait dit une femme
soûle. Elle gravit rapidement l'escalier de l'hôtel
meublé. Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues,
elle aperçut Laurent, penché sur la rampe, qui l'at-
tendait.
Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pou-
7& THÉRèsB RAQUIN
vaient y tenir, tant l'espace était étroit. Elle arracha
d*une main son chapeau, et s'appuya contre le lit,
défaillante...
La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait
les fraîcheurs du soir sur la couche brûlante. Les
amants restèrent longtemps dans le taudis, comme au
fond d*un trou. Tout d'un coup, Thérèse entendit l'hor-
loge de la Pitié sonner dix heures. Elle aurait voulu
être sourde ; elle se leva péniblement et regarda le
grenier qu'elle n'avait pas encore vu. Elle chercha son
chapeau , noua les rubans , et s'assit eu disant d'une
voix lente :
— 11 faut que je parte.
Laurent était venu s'agenouiller devant elle. Il lui
prit les mains.
— Au revoir, reprit-elle sans bouger.
— Non pas au revoir, s'4cria-t-il , cela est trop
vague... Quel jour reviendras-tu!
Elle le regarda en face.
— Tu veux de la franchise ? dit-elle. Eh bien ! vrai,
je crois que je ne l'eviendrai plus. Je n'ai paç de pré-
texte, je ne puis en inventer.
— Alors, il faut nous dire adieu.
— Non, je ne veux pas !
Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée.
Elle ajouta plus doucement, sans savoir ce qu'elle di-
sait, sans quitter sa chaise :
— Je vais m'en aller.
Laurent songeait. Il pensait à Camille.
THÉRÈSE RAQUIN 75
— Je ne lui en veux pas, dit-il enfin sans le nom-
mer; mais vraiment il nous gêne trop... Est-ce que tu
ne pourrais pas nous en débarrasser, l'envoyer en
voyage, quelque part, bien loinî
— Ah ! oui, l'envoyer en voyage ! reprit la jeune
femme en hocKant la tète. Tu crois qu'un homme
comme ça consent à voyager... Il n'y a qu'un voyage
dont on ne revient pas. . . Mais il nous enterrera
tous ; ces gens qui n'ont que le souffle ne meurent
jamais.
Il y eut un^ silence. Laurent se tratna sur les ge-
noux, se serrant contre sa maîtresse, appuyant la tête
contre sa poitrine.
— J'avais fait un rêve, dit-il ; je voulais passer une
nuit entière avec toi, m'endormir dans tes bras et me
réveiller le lendemain sous tes baisers... Je voudrais
être ton mari... Tu comprends?
— Oui, oui, répondit Thérèse, frissonnante.
Et elle se pencha brusquement sur le visage de
Laurent, qu'elle couvrit de baisers. Elle égratignait les
brides de son chapeau contre la barbe rude du jeune
homme ; elle ne songeait plus qu'elle était habillée et
qu'elle allait froisser ses vêtements. Elle sanglotait,
elle prononçait des paroles haletantes au milieu de
ses larmes.
-— Ne dis pas ces choses, répétait*ell0, car je n'au-
rais plus la force de te quitter, je resterais là. . . Donne^
moi du courage plutôt; dis-moi que nous nous ver-
rons encore... N'est-ce pas que tu as besoin de moi et
76 THÉRÈSE RAQUIN
que nous trouverons bien un jour le moyen de vivre
ensemble?
— Alors, reviens, reviens demain, lui répondit Lau-
rent, dont les mains tremblantes montaient le long de
sa taille.
— Mais je ne puis revenir... Je te Tai dit, je n*ai pas
de prétexte.
Elle se tordait les bras. Elle reprit :
— Oh! le scandale ne me fait pas peur. En ren-
trant, si tu veux, je vais dire à Camille que tu es mon
amant, et je reviens coucher ici... C'est pour toi que
je tremble ; je ne veux pas déranger ta vie, je désire
te faire une existence heureuse.
Les instincts prudents du jeune homme se réveil-
lèrent.
— Tu as raison, dit-il, il ne faut pas agir comme des
enfants. Âh! si ton mari mourait...
— Si mon mari mourait... répéta lentement Thé-
rèse.
— Nous nous marierions ensemble, nous ne crain-
drions plus rien, nous jouirions largement de nos
amours... Quelle bonne et douce vie!
La jeune femme s'était redressée. Les joues pâles,
elle regardait son amant avec des yeux sombres; des
battements agitaient ses lèvres.
— Les gens meurent quelquefois , murmura-t-elle
enfin. Seulement, c'est dangereux pour ceux qui sur-
vivent.
Laurent ne répondit pas.
THÉRÈSE RAQUIN 77
*- Vois-tu, continua-t-elle, tous les moyens connus
sont mauvais.
— Tu ne m'a pas compris, dit-il paisiblement. Je ne
suis pas un sot, je veux t*aimer en paix... Je pensais
qu'il arrive des accidents tous les jours, que le pied
peut glisser, qu'une tuile peut tomber. . . Tu comprends ?
Dans ce dernier cas, le vent seul est coupable.
Il parlait d'une voix étrange. Il eut un sourire et
ajouta d'un ton caressant :
— Va, sois tranquille, nous nous aimerons bien,
nous vivrons heureux... Puisque tu ne peux venir, j'ar-
rangerai tout cela... Si nous restons plusieurs mois
sans nous voir, ne m'oublie pas, songe que je travaille
à nos félicités.
Il saisit dans ses bras Thérèse, qui ouvrait la porte
pour partir.
— Tu es à moi, n'est-ce pas? continua-t-il. Tu jures
de te livrer entière, à toute heure, quand je voudrai.
— Oui, cria la jeune femme, je t'appartiens, fais de
moi ce qu'il te plaira.
Ils restèrent un moment farouches et muets. Puis
Thérèse s'arracha avec brusquerie, et, sans tourner la
tète, elle sortit de la mansarde et descendit l'escalier,
Laurent écouta le bruit de ses pas qui s'éloignaient.
Quand il n'entendit plus rien, il rentra dans son
taudis, il se coucha. Les draps étaient tièdes. Il étouf-
fait au fond de ce trou étroit que Thérèse laissait plein
des ardeurs de sa passion. Il lui semblait que son souffle
respirait encore un peu de la jeune femme; elle avait
78 THÉRÈSE RAQUIN
passé là, répandant des émanations pénétrantes, des
odeurs de violette, et maintenant il ne pouvait plus
serrer entre ses bras que le fantôme insaisissable <le
sa maîtresse, traînant autour de lui ; il avait la fièvre,
des amours renaissantes et inassouvies. Il ne ferma
pas la fenêtre. Couché sur le dos, les bras nus, les
mains ouvertes, cherchant la fraîcheur, il songea, en
regardant le carré d*un bleu sombre que le châssis
taillait dans le ciel.
Jusqu'au jour, la même idée tourna dans sa tête.
Avant la venue de Thérèse, il ne songeait pas au
meurtre de Camille ; il avait parlé de la mort de cet
homme, poussé par les faits, irrité par la pensée qu'il
ne reverrait plus son amante. Et c'est ainsi qu'un nou-
veau coin de sa nature inconsciente venait de se révé-
ler : il s'était mis à rêver l'assassinat dans les empor-
tements de l'adultère.
Maintenant, plus calme, seul au milieu de la nuit
paisible, il étudiait le meurtre. L'idée de mort, jetée
avec désespoir entre deux baisers, revenait implacable
et aiguë. Laurent, secoué par l'insomnie, énervé par
les senteurs acres que Thérèse avait laissées derrière
elle, dressait des embûches, calculait les mauvaises
chances, étalait les avantages qu'il aurait à être as-
sassin.
Tous ses intérêts le poussaient au crime. Il se disait
que son père, le paysan de Jeufosse, ne se décidait
pas à mourir; il lui faudrait peut-être rester encore
dix ans employé, mangeant dans les crémeries, vivant
THKRàSE BAQUW 79
gai» femme dans un grenier. Cette idée l'exaspérait.
Au contraire, Camille mort, il épousait Thérèse , il
héritait de madame Raquin, il donnait sa démission et
flânait au soleil. Alors, il se plut à rêver cette vie de
paresseux ; il se voyait déjà oisifs mangeant et dor-
mant, attendant avec patience la mort de son père. Et
quand la réalité se dressait au milieu de son rêve, il
se heurtait contre Camille, il serrait les poings comme
pour l'assommer.
Laurent voulait Thérèse ; il la voulait à lui tout seul,
toujours à portée de sa main. S'il ne faisait pas dispa-
raître le mari, la femme lui échappait. Elle l'avait dit :
elle ne pouvait revenir. Il l'aurait bien enlevée, em<-
portée quelque part, mais alors ils seraient morts de
faim tous deux. Il risquait moins en tuant le mari ; il
ne soulevait aucun scandale, il poussait seulement un
homme pour se mettre à sa place. Dans sa logique
brutale de paysan, il trouvait ce moyen excellent et
naturel. Sa prudence native lui conseillait même cet
expédient rapide.
II se vautrait sur son lit , en sueur, à plat ventre ,
collant sa face moite dans l'oreiller où avait tratné le
chignon de Thérèse. Il prenait la toile entre ses lèvres
séchées, il buvait les parfums légers de ce linge, et il
restait là , sans haleine , étouffant , voyant passer des
barres de feu le long de ses paupières closes. Il se
demandait comment il pourrait bien tuer Camille.
Puis, quand la respiration lui manquait, il se retour-
nait d'un bond, se remettait sur le dos, et, les yeux
80 THÉRÈSE RAQUIN
grands ouverts, recevant en plein visage ^es souffles
froids de la fenêtre, il cherchait dans les étoiles, dans
le carré bleuâtre de ciel, un conseil de meurtre, un
plan d'assassinat.
Il ne trouva rien. Comme il Tavait dit à sa mat-
tresse, il n'était pas un enfant, un sot; il ne voulait ni
du poignard ni du poison. Il lui fallait un crime sour-
nois,* accompli sans danger, une sorte d'étouffement
sinistre, sans cris, sans terreur, une simple dispari-
tion. La passion avait beau le secouer et le pousser en
avant ; tout son être réclamait impérieusement la pru-
dence. Il était trop lâche, trop voluptueux, pour ris-
quer sa tranquillité. Il tuait afin de vivre calme et
heureux.
Peu à peu le sommeil le prit. L'air froid avait chassé
du grenier le fantôme tiède et odorant de Thérèse.
Laurent, brisé, apaisé, se laissa envahir par une sorte
d'engourdissement doux et vague. En s'endormant, il
décida qu'il attendrait une occasion favorable, et sa
pensée, de plus en plus fuyante, le berçait en mur-
murant : « Je le tuerai, je le tuerai. » Cinq minutes
plus tard,, il reposait, respirant avec une régularité
sereine.
Thérèse était rentrée chez elle à onze heures. La
tête en feu, la pensée tendue, elle arriva au passage
du Pont-Neuf, sans avoir conscience du chemin par-
couru. Il lui semblait qu'elle descendait de chez Lau-
rent, tant ses oreilles étaient pleines encore des paroles
qu'elle venait d'entendre. £He trouva madame Raquin
THÉRÈSE RAQUIN 81
et Camille anxieux et empressés ; elle répondit sèche-
ment à leurs questions, en disant qu'elle avait fait une
course inutile et qu'elle était restée une heure sur un
trottoir à attendre un omnibus.
Lorsqu'elle se mit au lit, elle trouva les draps froids
et humides. Ses membres, encore brûlants, eurent des
frissons de répugnance. Camille ne tarda pas k s'en-
dormir, et Thérèse regarda longtemps cette fac*e bla-
farde qui reposait bêtement sur l'oreiller, la bouche
ouverte. Elle s'écartait de lui, elle avait des envies
d'enfoncer son poing fermé dans cette bouche.
Près de trois semaines se passèrent. Laurent rêve*
nait à la boutique tous les soirs; il paraissait las,
comme malade ; un léger cercle bleuâtre entourait ses
yeux, ses lèvres pâlissaient et se gerçaient. D*ailleurs,
il avait toujours sa tranquillité lourde, il regardait
Camille en face, il lui témoignait la même amitié
franche. Madame Raquin choyait davantage Tami de la
maison, depuis qu*elle le voyait s^endormir dans une
sorte de fièvre sourde.
Thérèse avait repris son visage muet et rechigné. ^
Elle était plus immobile, plus impénétrable, plus pai*
sible que jamais. Il semblait que Laurent n'existât pas
pour elle; elle le regardait à peine, lui adressait de
rares paroles, le traitait avec une indifférence parfaite.
Madame Raquin, dont la bonté souffrait de cette atti-
tude, disait parfois au jeune homme : «c Ne faites pas
attention à la froideur de ma nièce. Je la connais; son
THKRiSE BAQUIN 83
visage paraît froid, maiâ son cœur est chaud de toutes
les tendresses et de tous les dévouements. »
Les deux amants n'avaient plus de rendez-vous.
Depuis la soirée de la rue Saint-Victor, ils ne s'étaient
plus rencontrés seul à seule. Le soir, lorsqu'il se trou-
vaient face à face, en apparence tranquilles et étran-
gers l'un à l'autre, des orages de passion, d'épouvante
et de désir passaient sous la chair calme de leur visage.
Et il y avait dans Thérèse des emportements, des lâ-
chetés, des railleries cruelles ; il y avait dans Laurent
des brutalités sombres, des indécisions poignantes.
Eux-mêmes n'osaient regarder au fond de leur être,
au fond de cette fièvre trouble qui emplissait leur
cerveau d'une sorte de vapeur épaisse et acre*
Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans parler,
ils se serraient les mains à se les briser, dans une
étreinte rude et courte. Ils auraient voulu, mutuelle-
ment, emporter des lambeaux de leur chair, collés à
leurs doigts. Ils n'avaient plus que ce serrement de
mains pour apaiser leurs désirs. Ils y mettaient tout
leur corps. Ils ne se demandaient rien autre chose. Us
attendaient.
Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les invités
de la famille Raquin, comme à l'ordinaire, eurent un
bout de causerie. Un des grands sujets de conversa-
tion était de parler au vieux Michaud de ses anciennes
fonctions, de le questionner sur les étranges et si-
nistres aventures auxquelles il avait dû être mêlé. Alors
Grivet et Camille écoutaient les histoires du commis-
8& THÉRÈSE RAQDIN
saire de police avec la face effrayée et béante des
petits enfants qui entendent Barbe-Blem ou le Petit
Poucet. Cela les terrifiait et les amusait.
Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un hor-
rible assassinat dont les détails avaient fait frissonner
son auditoire, ajouta en hochant la tète :
— Et Ton ne sait pas tout... Que dé crimes restent
inconnus ! que d'assassins échappent à la justice des
hommes I
— Comment ! dit Grivet étonné, vous croyez qu'il
y a, comme ça, dans la rue, des canailles qui ont
assassiné et qu'on n'arrête pas ?
Olivier se mit à sourire d'un air de dédain.
— Mon cher Monsieur, répondit-il de sa voix cas-
sante, si on ne les arrête pas, c'est qu'on ignore qu'ils
ont assassiné.
Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet.
Camille vint à son secours.
— Moi, je suis de lavis de M. Grivet, dit-il avec une
importance béte... J'ai besoin de croire que la police
est bien faite et que je ne coudoyerai jamais un meur-
trier sur un trottoir.
Olivier vit une attaque personnelle dans ces paroles.
— Certainement, la police est bien faite, s'écria-t-il
d'un ton vexé... Mais nous ne pouvons pourtant pas
faire l'impossible. 11 y a des scélérats qui ont appris le
crime à l'école du diable ; ils échapperaient à Dieu lui-
même... N'est-ce pas, mon père?
— Oui, oui, appuya le vieux Michaud... Ainsi, lors-
THÉRÈSE RAQUIN 85
que j*étais à Vernon, — vous vous souvenez peut-être
de cela, madame Baquin, — on assassina un roulier
sur la grand' route. Le cadavre fut trouvé coupé en
morceaux, au fond d'un fossé. Jamais on n'a pu mettre
la main sur le coupable... Il vit peut-être encore
aujourd'hui, il est peut-être notre voisin, et peut-être
M. Grivet va-t-il le rencontrer en rentrant chez lui.
Grivet devint pâle comme un linge. Il n'osait tourner
la tête ; il croyait que l'assassin du roulier était der-
rière lui. D'ailleurs, il était enchanté d'avoir peur.
— Ah bien ! non, balbutia-t-il, sans trop savoir ce
qu'il disait, ah bien I non, je ne veux pas croire cela...
Moi aussi, je sais une histoire : Il y avait une fois une
servante qui fut mise en prison, pour avoir volé à ses
maîtres un couvert d'argent. Deux mois après, comme
on abattait un arbre, on trouva le couvert dans un nid
de pie. C'était une pie qui était la voleuse. On relâcha
la servante... Vous voyez bien que les coupables sont
toujours punis.
Grivet était triomphant. Olivier ricanait.
— Alors, dit-il, on a mis la pie en prison.
— Ce n'est pas cela que M. Grivet a voulu dire,
reprit Camille, fâché de voir tourner son chef en ridi-
cule... Mère, donne-nous le jeu de dominos.
Pendant que madame Raquin allait chercher la
boîte, le jeune homme continua, en s'adressant à Mi-
chaud :
— Alors, la police est impuissante, vous l'avouez?
il y a des meurtriers qui se promènent au soleil?
86 THÉRàSE RAQUm
— * Eb ! malheureusement oui, répondit le commis*-
saire.
«-<- C'est immoral, conclut Grivet.
Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent
étaient restés silencieux. Ils n'avaient pas mémo souri
de la sottise de Grivet. Accoudés tous deux sur la
table, légèrement pâles, les yeux vagues, ils écou-
taient. Un moment leurs regards s'étaient rencontrés,
noirs et ardents. Et de petites gouttes de sueur per-
laient à la racine des cheveux de Thérèse, et des souf-
fles froids donnaient des frissons imperceptibles à la
peau de Laurent.
f
XI
Parfois, le dimanche, lorsqu'il faisait beau, Camille
forçait Thérèse à sortir avec lui, à faire un bout de
promenade aux Champs-Elysées. La jeune femme au-
rait préféré rester dans l'ombre humide de la boutique;
elle se fatiguait, elle s'ennuyait au bras de son mari
qui la traînait sur les trottoirs, en s'arrétant aux bou-
tiques, avec des étonnements, des réflexions, des si-
lences d'imbécile. Mais Camille tenait bon ; il aimait à
montrer sa femme; lorsqu'il rencontrait un de ses
collègues, un de ses chefs surtout, il était tout fier d'é-
changer un salut avec lui, en compagnie de madame.
D'ailleurs, il marchait pour marcher, sans presque par-
ler, roide et contrefait dans ses habits du dimanche,
traînant les pieds, abruti et vaniteux. Thérèse souffrait
d'avoir un pareil homme au bras.
Les jours de promenade, madame Raquin accom-
pagnait ses enfants jusqu'au bout du passage. Elle les
embrassait comme s'ils fussent partis pour un voyage.
88 THÉRÈSE RAQUIN
Et c'étaient des recommandations sans fin, des prières
pressantes.
— Surtout, leur disait-elle, prenez garde aux acci-
dents... 11 y a tant de voitures dans ce Paris!... Vous
me promettez de ne pas aller dans la foule...
Elle les laissait enfin s'éloigner, les suivant long-
temps des yeux. Puis elle rentrait à la boutique. Ses
jambes devenaient lourdes et lui interdisaient toute
longue marche.
D'autres fois, plus rarement, les époux sortaient de
Paris : ils allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et man-
geaient une friture dans un des restaurants du bord de
l'eau. C'étaient des jours de grande débauche, dont on
parlait un mois à l'avance. Thérèse acceptait plus vo-
lontiers, presque avec joie, ces courses qui la rete-
naient en plein air jusqu'à dix et onze heures du soir.
Saint-Ouen, avec ses îles vertes, lui rappelait Vernon;
elle y sentait se réveiller toutes les amitiés sauvages
qu'elle avait eues pour la Seine, étant jeune fille. Elle
s'asseyait sur les graviers, trempait ses mains dans la
rivière^ se sentait vivre sous les ardeurs du soleil que
tempéraient les souffles frais des ombrages. Tandis
qu'elle déchirait et souillait sa robe sur les cailloux et
la terre grasse, Camille étalait proprement son mou-
choir et s'accroupissait à côté d'elle avec mille pré-
cautions. Dans les derniers temps, le jeune ménage
emmenait presque toujours Laurent, qui égayait la
promenade par ses rires et sa force de paysan.
Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent
THÉRÈSE BAQUIN 89
pour Saint-Ouen vers onze heures, après le déjeuner.
La partie était projetée depuis longtemps, et devait
être la dernière de la saison. L*automne venait, des
souffles froids commençaient, le soir, à faire frisson-
ner l'air.
Ce matin-là, le ciel gardait encore toute sa sérénité
bleue. Il faisait chaud au soleil, et Tombre était tiède.
On décida qu'il fallait profiter des derniers rayons.
Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompa-
gnés des doléances^ des effusions inquiètes de la vieille
mercière. Ils traversèrent Paris et quittèrent le fiacre
aux fortifications; puis ils gagnèrent Saint-Oueu en
suivant la chaussée. Il était midi. La route, couverte
de poussière, largement éclairée par le soleil, avait
des blancheurs aveuglantes de neige. L'air brûlait,
épaissi et acre. Thérèse, au bras de Camille, marchait
à petits pas, se cachant sous son ombrelle, tandis que
son mari s'éventait la face avec un immense mouchoir.
Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil
mordaient le cou, sans qu'il parût rien sentir; il sifflait,
il poussait du pied les cailloux, et, par moments, il
regardait avec des yeux fauves les balancements de
hanches de sa maîtresse.
Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent
de chercher un bouquet d'arbres, un tapis d^herbe
verte étalé à l'ombre. Ils passèrent dans une île et
s'enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles tombées fai*
saient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous
les pieds avec des frémissements secs. Les troncs se
90 THÉRÈSE RAQQIN
dressaient droits, ionombrablea, comme des faisceaux
de colonnettes gothiques ; les branches descendaient
jusque sur le front des promeneurs, qui avaient ainsi
pour tout borixon la voûte cuivrée des feuillages mou*
rants et les fûts blancs et noirs des tremblas et des
chênes. Ils étaient au désert» dans un trou mélanco-
lique, dans une étroite clairière silencieuse et fraîche,
Tout autour d'eux, ils entendaient la Saine gronder.
Camille avait choisi une place sèche et s'était assis
en relevant les pans de sa redingote. Thérèse, avec un
grand bruit de jupes froissées, venait de se jeter sur
les feuilles ; elle disparaissait à moitié au milieu des
plis de sa robe qui se relevait autour d'elle, en décou*
vrant une de ses jambes jusqu'au genou. Laurent, cou*
ché à plat ventre, le menton dans la terre, regardait
cette jambe et écoutait son ami qui se fâchait contre
le gouvernement, en déclarant qu'on devrait changer
tous les flots de la Seine en jardins anglais, avec des
bancs, des allées sablées, des arbres taillés, comme
aux Tuileries.
Us restèrent près de trois heures dans la clairière,
attendant que le soleil fût moins chaud, pour courir la
campagne, avant le dîner. Camille parla de son bu«>
reau, il conta des histoires niaises ; puis, fatigué, il se
laissa aller à la renverse et s'endormit ; il avait posé
son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse,
les paupières closes, feignait de sommeiller.
Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune
femme ; il avança les lèvres et baisa sa bottine et sa
THliRÈSE lUQUIN 91
cheville. Ce cuir, ce bas blanc qu'il baisait lui brû^
laient la bouche. Les senteurs âpres de la terre^ les
parfums légers de Thérèse se mêlaient et le péné*
traient, en allumant son sang, en irritant ses nerfs.
Depuis un mois, il vivait dans une chasteté pleine de
colàre. La marche au soleil, sur la chaussée de Saint"*
Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il
était là, au fond d'une retraite ignorée, au milieu de
la grande volupté de l'ombre et du silence, et il ne
pouvait presser contre sa poitrine cette femme qui lui
appartenait. Le mari allait peut-^tre s'éveiller, le voir,
déjouer ses calculs de prudence. Toujours cet homme
était un obstacle. Et Tamant, aplati sur le sol, se ca*
chant derriàre les jupes, frémissant et irrité, collait
des baisers silencieux sur la bottine et sur le bas
blanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un mou«
vement. Laurent crut qu'elle dormait.
Il se leva, le dos brisé, et s'appuya contre un arbre.
Alors il vit la jeune femme qui regardait en l'air avec
de grands yeux ouverts et luisants. Sa face, posée
entre ses bras relevés, avait une pâleur mate, une
rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes sem*
blaient un abtme sombre où l'on ne voyait que de la
nuit. Elle ne bougea pas, elle ne tourna pas ses re-
gards vers Laurent, debout derrière elle.
Son amant la contempla , presque effrayé de la voir
si immobile et si muette sous ses caresses. Cette tête
blanche et morte, noyée dans les plis des jupons, lui
donna une sorte d'effroi plein de désirs cuisants. Il
92 THÉRÈSE RAQUIN
aurait voulu se pencher et fermer d'un baiser ces
grands yeux ouverts. Mais, presque dans les jupons,
dormait aussi Camille. Le pauvre être, le corps déjeté,
montrant sa maigreur, ronflait légèrement ; sous le
chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on aper--
cevait sa bouche ouverte, tordue par le sommeil, fai-
sant une grimace bète; de petits poils roussâtres,
clair-semés sur son menton grêle, salissaient sa chair
blafarde, et, comme il avait la tête renversée en ar-
rière^ on voyait son cou maigre, ridé, au milieu duquel
le nœud de la gorge, saillant et d'un rouge brique,
remontait à chaque ronflement. Camille, ainsi vautré,
était exaspérant et ignoble.
Laurent, qui le regardait, leva le talon, d'un mou-
vement brusque. Il allait, d'un coup, lui écraser la
face*
Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux«
Elle tourna la tête, comme pour éviter les éclabous-
sures du sang.
Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le
talon en l'air, au-dessus du visage de Camille endormi.
Puis, lentement, il replia la jambe, il s'éloigna de
quelques pas. 11 s'était dit que ce serait là un assassi-
nat d'imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis toute
la police sur les bras. Il voulait se débarrasser de
Camille uniquement pour épouser Thérèse ; il enten-
dait vivre au soleil, après le crime, comme le meur-
trier du roulier, dont le vieux Michaud avait conté
l'histoire.
THÉRÈSE RAQUIN 93
11 alla jusqu'au bord de l'eau, regarda couler la ri-
vière d'un air stupide. Puis, brusquement, il rentra
dans le taillis ; il venait enfin d'arrêter un plan, d'in-
venter un meurtre commode et sans danger pour lui.
Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez
avec une paille. Camille étemua, se leva, trouva la
plaisanterie excellente. Il aimait Laurent pour ses farces
qui le faisaient rire. Puis il secoua sa femme, qui te-
nait les yeux fermés ; lorsque Thérèse se fut dressée
et qu'elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de
feuilles sèches, lés trois promeneurs quittèrent la clai-
rière, en cassant les petites branches devant eux.
Ils sortirent de Tile, ils s'en allèrent par les routes^
par les sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre
les haies, couraient des filles en robes claires; une
équipe de canotiers passait en chantant ; des files de
couples bourgeois, de vieilles gens, de commis avec
leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des
fossés. Chaque chemin semblait une rue populeuse et
bruyante. Le soleil seul gardait sa tranquillité large ;
il baissait vers l'horizon et jetait sur les arbres rougis,
sur les routes blanches, d'immenses nappes de clarté
pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une
fraîcheur pénétrsinte.
Camille ne donnait plus le bras à Thérèse ; il cau-
sait avec Laurent, riait des plaisanteries et des tours
de force de son ami, qui sautait les fossés et soulevait
de grosses pierres. La jeune femme, de l'autre côté de
la route, s'avançait, la télé penchée, se courbant par-
9!i THÉRÈSE RAQUIfï
fois pour arracher une herbe. Quand elle était restée
en arrière, elle s'arrêtait et regardait de loin son
amant et son mari.
--Hé ! tu n*as pas faim T finit par lui crier Ca--
miUe.
-— Si, répondit-elle.
— Alors, en route l
Thérèse n*ayait pas faim ; seulement elle était lasse
et inquiète. Bile ignorait les projets de Laurent, ses
Jambes tremblaient sous elle d'anxiété.
Les trois promeneurs revinrent au bord de l'eau et
cherchèrent un restaurant. Us s'attablèrent sur une
sorte de terrasse en planches, dans une gargote puant
la graisse et le vin. La maison était pleine de cris, de
Chansons, de bruits de vaisselle ; dans chaque cabinet^
dans chaque salon, il y avait des sociétés qui parlaient
haut, et les minces cloisons donnaient une sonorité
vibrante à tout ce tapage. Les garçons en montant
faisaient trembler Tescalier*
En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière
chassaient les odeurs de graillon. Thérèse, appuyée
contre la balustrade, regardait sur le quai. A droite et
k gauche, s'étendaient deux files de guinguettes et de
baraques de foire ; sous les tonnelles, entre les feuilles
rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes,
les taches noires des paletots, les jupes éclatantes des
femmes; les gens allaient et venaient, nu -tête, cou-
rant et riant ; et, au bruit criard de la foule, se mè-^
iaient les chansons lamentables des orgues de Barba«-
THÉRÈSE RAQUIN 95
rie. Une odeur de friture et de poussière traînait dans
Tair calme<
Au-Klessoua de Thérèse, des filles du quartier latin,
sur un tapts de gazon usé^ tournaient, en chantant une
ronde enfantine. Le chapeau tombé sur les épaules,
les cheveux dénoués, elles se tenaient par la main,
jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient
un filet de voix fraîche, et leurs visages pâles, que
des caresses brutales avaient martelés, se coloraient
tendrement de rougeurs de vierges. Dans leurs grands
yeux impurs, passaient des humidités attendries. Des
étudiants, fumant des pipes de terre blanche, les regar-
daient tourner en leur jetant des plaisanteries grasses.
Et) au delà, sur la Seine, sur les coteaux, descen-^
dait la sérénité du soir, un air bleuâtre et vague qui
noyait les arbres dans une vapeur transparente.
^ Eh bien i cria Laurent en se penchant sur la
rampe de Tescalier, garçon, et ce dîner?
Puis, comme se ravisant :
— Dis donc, Camille, ajouta«t-il, si nous allions
faire une promenade sur Teau, avant de nous mettre
à table?... On aurait le temps de faire rôtir notre pou-
let. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à
attendre.
'^ Comme tu voudras, répondit nonchalamment
Camille... Mais Thérèse a faim.
— Non, non, je puis attendre, se hâta de dire la
jeune iemme, que Laurent regardait avec des yeux
fixes»
96 THÉRÈSE RAQUm
lis redescendirent tous trois. En passant devant le
comptoir, ils retinrent une table, ils arrêtèrent un
menu, disant qu'ils seraient de retour dans une heure.
Comme le cabaretier louait des canots, ils le prièrent
de venir en détacher un. Laurent choisit une mince
barque, dont la légèreté effraya Camille.
— Diable, dit-il, il ne va pas falloir remuer là-de-
dans. On ferait un fameux plongeon.
La vérité était que le commis avait une peur hor-
rible de Teau. A Vernon, son état maladif ne lui per-
mettait pas, lorsqu'il était enfant, d'aller barboter dans
la Seine; tandis que ses camarades d'école couraient
se jeter en pleine rivière, il se couchait entre deux
couvertures chaudes. Laurent était devenu un nageur
intrépide, un rameur infatigable ; Camille avait gardé
cette épouvante que les enfants et les femmes ont
pour les eaux profondes, il tâta du pied le bout du
canot, comme pour s'assurer de sa solidité.
— Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant...
Tu trembles toujours.
Camille enjamba le bord et alla, en chancelant,
s'asseoir à l'arrière. Quand il sentit les planches sous
lui, il prit ses aises, il plaisanta, pour faire acte de
courage.
Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immo-
bile, à côté de son amant qui tenait l'amarre. Il se
. baissa, et, rapidement, à voix basse :
— Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à
l'eau... Obéis-moi... Je réponds de tout.
V
THÉRÈSE RAQniN 97
La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta
comme clouée au sol. Elle se roidissait, les yeux
agrandis.
— Entre donc dans la barque, murmura encore
Laurent*
Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en
elle. Elle tendait sa volonté de toutes ses forces, car
elle avait peur d'éclater en sanglots et de tomber à
terre.
— Ah! ah! cria Camille... Laurent, regarde donc
Thérèse... C'est elle qui a peur!... Elle entrera, elle
n'entrera pas...
Il s'était étalé sur le banc de l'arrière, les deux
coudes contre les bords du canot, et se dandinait avec
fanfaronnade. Thérèse lui jeta un regard étrange ; les
ricanements de ce pauvre homme furent comme un
coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement,
elle sauta dans la barque. Elle resta à l'avant. Laurent
prit les rames. Le canot quitta la rive, se dirigeant
vers les tles avec lenteur.
Le crépuscule venait. De grandes ombres tom-
baient des arbres, et les eaux étaient noires sur les
bords. Au miUeu de la rivière , il y avait de larges
traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine
Seine. Là, tous les bruits des quais s'adoucissaient ; les
chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques,
avec des langueurs tristes. On ne sentail plus l'odeur
de friture et de poussière. Des fraîcheurs traînaient.
Il faisait froid.
6
98 THÉRÈSE RAQUIN
Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot
au fil du courant.
En face, se dressait le grand massif rougeàtre des
lies. Les deux rives, d'un brun sombre taché de gris,
étaient comme deux larges bandes qui allaient se re-
joindre à Thorizon, L'eau et le ciel semblaient coupés
dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus dou^
loureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les
rayons pâlissent dans l'air frissonnant, les arbres
vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par
les rayons ardents de l'été, sent la mort venir avec les
premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des
souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de^
haut, apportant des linceuls dans son ombre.
Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la
barque qui coulait avec l'eau, ils regardaient les der-
nières lueurs quitter les hautes branches. Ils appro-
chaient des tles. Les grandes masses rougeâtres deve^
naient sombres ; tout le paysage se simplifiait dans le
crépuscule ; la Seine, le ciel, les tles^ les coteaux n'é-
taient plus que des taches brunes et grises qui s'effa-
çaient au milieu d'un brouillard laiteux.
Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre»
la tête au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la
rivière.
— Fichtre ! que c'est froid 1 s'écria-t-il. Il ne ferait
pas bon de piquer une tète dans ce bouillon-là.
Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regar*-
dait les deux rives avec inquiétude ; il avançait ses
THÉRÈSE RAQUIN 09
grosses mains sur ses genoux, en serrant les lèvres.
Thérèse, roide, immobile, la tête un peu renversée,
attendait.
La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre
et étroit, s'enfonçant entre deux lies. On entendait,
derrière l'une des lies, les chants adoucis d'une équipe
de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin,
en amont, la rivière était libre.
Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps.
Le commis éclata de rire.
— Ahl non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces
plaisanteries -là... Voyons, finis : tu vçis me faire
tomber.
I^urent serra plus fort, donna une secousse. Camille
se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute
convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague
le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui
le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une bête qui se
défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant
au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques
secondes.
— Thérèse! Thérèse! appela -t-il d'une voix étouf-
fée et sifflante.
La jeune femme regardait, se tenant des deux mains
à un banc du canot qui craquait et dansait sur la ri-
vière. Elle ne pouvait fermer les yeux ; une effrayante
contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spec-
tacle horrible de la lutte. Elle éta|t rigide, muette.
100 THÉRÈSE RAQUIN
— Thérèse I Thérèse ! appela de nouveau le mal-
heureux qui râlait.
 ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses
nerfs se détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta
toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta
pliée, pâmée, morte.
Laurent secouait toujours Camille, en le serrant
d'une main à la gorge. Il finit par Tarracher de la
barque à l'aide de son autre main. Il le tenait en Tair,
ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras vigoureux.
Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa vic-
time, folle de rage et d'épouvante, se tordit, avança
les dents et les enfonça dans ce cou. Et lorsque le
meurtrier^ retenant un cri de souffrance, lança brus-
quement le commis à la rivière, les dents de celui-ci
lui emportèrent un morceau de chair.
Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint
deux ou trois fois sur l'eau, jetant des cris de plus en
plus sourds.
Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le col-
let de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il sai-
sit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le
canot d'un coup de pied, et se laissa tomber dans la
Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l'eau,
appelant au secours d'une voix lamentable.
Les canotiers, dont il avait entendu les chants der-
rière la pointe de Ttle, arrivaient à grands coups de
rames. Ils comprirent qu'un malheur venait d'avoir
lieu : ils opérèrent le sauvetage de Thérèse qu'ils cou-
THÉRÈSE RAQUIN 101
chèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se
désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à Teau, il
chercha Camille dans les endroits où il ne pouvait être,
il revint en pleurant, en se tordant les bras, en s*ar-
rachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le cal-
mer, de le consoler.
— C'est ma faute, .criait-il, je n'aurais pas dû lais-
ser ce pauvre garçon danser et remuer comme il le
faisait... A un moment, nous nous sommes trouvés
tous les trois du même côté de la barque, et nous
avons chaviré... En tombant, il m*a crié de sauver sa
femme...
Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive
toujours, deux ou trois jeunes gens qui voulurent avoir
été témoins de l'accident.
— Nousvousavons bien vus, disaient-ils... Aussi, que
diable I «ne barque, ce n'est pas aussi solide qu'un
parquet... Ah ! la pauvre petite femme, elle va avoir
un beau réveil !
Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot
et conduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où
le dîner était prêt. Tout Saint-Ouen sut l'accident
en quelques minutes. Les canotiers le racontaient
comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée sta-
tionnait devant le cabaret.
Le gargotier et sa femme^ étaient de bonnes gens qui
mirent leur garde-robe au service des naufragés. Lors-
que Thérèse sortit de son évanouissement, elle eut
une crise de nerfs, elle éclata en sanglots déchirants ;
6.
102 THÉRÎSE RAQUIN
il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre
comédie qui venait de se jouer.
Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la
confia aux soins des mattres du restaurant. Il vou--
lut retourner seul à Paris, pour apprendre Taffreuse
nouvelle à madame Raquin, avec tous les ménage-
ments possibles. La vérité était qu'il craignait l'exal-
tation nerveuse de Thérèse. Il préférait lui laisser le
temps de réfléchir et d'apprendre son rôle.
Ce furent les canotiers qui mangèrent le dtner de
Camille.
XII
Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique
qui le ramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Il
était presque certain de l'impunité. Une joie lourde et
anxieuse, la joie du crime accompli, l'emplissait. Ar-
rivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se fit
conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était
neuf heures du soir.
Il trouva l'ancien commissaire de police à table, en
compagnie d'Olivier et de Suzanne. Il venait là, pour
chercher une protection, dans le cas où il serait soup-
çonné, et pour s'éviter d'aller annoncer lui-même
l'affreuse nouvelle à madame Raquin. Cette démarche
lui répugnait étrangement; il s'attendait à un tel
désespoir qu'il craignait de ne pas jouer son rôle avec
assez de larmes ; puis la douleur de cette mère lui
était pesante, bien qu'il s*en souciât médiocrement au
fond.
Lorsque Michaud le vit entrer vêtu de vêtements
grossiers, trop étroits pour lui, il le questionna du re->
10^ THÉRÈSE RAQUIN
gard. Laurent fit le récit de Taccident, d'une voix bri*
sée, comme tout essoufflé de douleur et de fatigue.
— Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant,
je ne savais que faire des deux pauvres femmes si
cruellement frappées... Je n'ai point osé aller seul chez
la mère. Je vous en prie, venez avec moi.
Pendant qu'il parlait, Olivier le regardait fixement,
avec des regards droits qui l'épouvantaient. Le meur-
trier s'était jeté, tête baissée, dans ces gens de police,
par un coup d'audace qui devait le sauver. Mais il ne
pouvait s'empêcher de frémir, en sentant leurs yeux
qui Texaminaient; il voyait de la méfiance où il n'y
avait que de la stupeur et de la pitié. Suzanne, plus
frêle et plus pâle, était près de s'évanouir. Olivier,
que l'idée de la mort effrayait et dont le cœur restait
d'ailleurs parfaitement froid , faisait une grimace de
surprise douloureuse, en scrutant par habitude le vi-
sage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde
la sinistre vérité. Quant au vieux Michaud, il poussait
des exclamations d'effroi, de commisération, d'étonne-
ment; il sç remuait sur sa chaise, joignait les mains,
levait les yeux au ciel.
— Ah! mon Dieu, disait-il d'une voix entrecoupée,
ahl mon Dieu, l'épouvantable chose I... On sort de
chez soi, et l'on meurt, comme ça, tout d'un coup...
C'est horrible... Et cette pauvre madame Raquin, cette
mère, qu'allons-nous lui dire?... Certainement, vous
avez bien fait devenir nous chercher... Nous allons
avec vous...
THÉRÈSE RAQUIN 105
Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trou-
ver sa canne et son chapeau, et, tout en courant, il fit
répéter à Laurent les détails de la catastrophe» s'excla-
mant de nouveau à chaque phrase.
Ils descendirent tous quatre. A l'entrée du passage
du Pont-Neuf, Michaud arrêta Laurent.
— Ne venez pas, lui dit-il; votre présence serait
une sorte d'aveu brutal qu'il faut éviter... La malheu-
reuse mère soupçonnerait un malheur et nous forcerait
à avouer la vérité plus tôt que nous ne devons la lui
dire... Attendez-nous ici.
Cet arrangement soulagea- le meurtrier, qui frisson-
nait à la pensée d'entrer dans la boutique du passage*
Le calme se fit en lui, il se mit à monter et k descendre
le trottoir, allant et venant en toute paix. Par moments»
il oubliait les faits qui se passaient, il regardait les
boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait
pour voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi
une grande demi-heure dans la rue, retrouvant de plus
en plus son sang-froid.
Il n'avait pas mangé depuis le matin ; la faim le prit,
il entra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux.
Dans la boutique du passage, une scène déchirante
se passait. Malgré les précautions, les phrases adou-
cies et amicales du vieux Michaud, il vint un instant
où madame Raquin comprit qu'un malheur était arrivé
à son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un em-
portement de désespoir, une violence de larmes et
de cris qui firent plier son vieil ami. Et, lorsqu'elle
106 THÉRÈSE RAQUIN
connut la vérité, sa douleur fut tragique. Elle eut des
sanglots sourds, des secousses qui la jetaient en ar">
rière, une crise folle de terreur et d^angoisse; elle
resta là étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu
dans le grondement profond de sa douleur. Elle se
serait traînée à terre, si Suzanne ne Tavait prise à la
taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face
pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et
muets, détournant la tête, émus désagréablement par
ce spectacle dont leur égoïsme souffrait.
Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux
troubles de la Seine, le corps roidi et horriblement
gonflé ; en même temps^ elle le voyait tout petit dans
son berceau, lorsqu'elle chassait la mort penchée sur
lui. Elle l'avait mis au monde plus de dix fois , elle
l'aimait pour tout Tamour qu'elle lui témoignait depuis
trente ans. Et voilà qu'il mourait loin d'elle, tout d'un
coup, dans Teau froide et sale, comme un chien. Elle
se rappelait alors les chaudes couvertures au milieu
desquelles elle l'enveloppait. Que de soins, quelle en-
fance tiède, que de cajoleries et d'effusions tendres,
tout cela pour le voir un jour se noyer misérablement!
 ces pensées, madame Raquin sentait sa gorge se
serrer; elle espérait qu'elle allait mourir, étranglée
par le désespoir.
Le vieux Michaud se hâta de sortir. 11 laissa Suzanne
auprès de la mercière, et revint avec Olivier cher-
cher Laurent pour se rendre en toute hâte à Saint*
Ouen.
THÉRÈSE RAQUIN 107
Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques
mots. Us s'étaient enfoncés chacun dans un coin du
fiacre qui les cahotait sur les pavés. Ils restaient im-
mobiles et muets au fond de Tombre qui emplissait la
voiture* Et, par instants, le rapide rayon d'un bec de
gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le sinistre
événement^ qui les réunissait, mettait autour d'eux une
sorte d'accablement lugubre.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin au restaurant du bojrd de
l'eau, il trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la
tête brûlantes. Le traiteur leur dit à demi-voix que la
jeune dame avait une forte fièvre. La vérité était que
Thérèse, se sentant faible et lâche» craignant d'avouer
le meurtre dans une crise , avait pris le parti d'être
malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait les
lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir per-
sonne, redoutant de parler. Le drap au menton, la face
à moitié dans roreilieï*, elle se faisait toute petite, elle
écoutait avec anxiété ce qu'on disait autour d'elle. Et,
au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient passer
ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et
Laurent luttant sur le bord de la barque, ôlle aperce-
vait son mari, blafard, hotrible, grandi, qui se dressait
tout droit au-dessus d'une eau limoneuse. Cette vision
implacable activait la fièvre de son sang.
Le vieux Michaud essaya de lui potier, de la con*-
soler. Elle fit un mouvement d'impatience, elle se re*
tourna et se mit de nouveau à sangloter.
•^ Lai8Sôz«la, Monsieur, dit te restaurateur, elle
108 ' THÉRÈSE R.4QUIN
frissonne au moindre bruit* •• Voyez-vous, elle aurait
besoin de repos.
En bas, dans la salle commune, il y avait un agent
de police qui verbalisait sur l'accident. Michaud et son
fils descendirent, suivis de Laurent. Quand Olivier eut
fait connaître sa qualité d'employé supérieur de la
Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les cano-
tiers étaient encore là, racontant la noyade dans ses
moindres circonstances, décrivant la façon dont les
trois promeneurs étaient tombés, se donnant comme
des témoins oculaires. Si Olivier et son père avaient
eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui,
devant de tels témoignages. Mais ils n'avaient pas
douté un instant de la véracité de Laurent ; ils le pré-
sentèrent au contraire à Tagent de police comme le
meilleur ami de la victime , et ils eurent le soin de
faire mettre dans le procès- verbal que le jeune homme
s'était jeté à l'eau pour sauver Camille Raquin. Le len-
demain, les journaux racontèrent l'accident avec un
grand luxe de détails; la malheureuse mère, la veuve
inconsolable, l'ami noble et courageux, rien ne man*
quait a ce fait-divers, qui fit le tour de la presse pari-
sienne et qui alla ensuite s'enterrer dans les feuilles
des départements.
Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit
une joie chaude qui pénétra sa chair d'une vie nou-
velle. Depuis l'instant où sa victime lui avait enfoncé
les dents dans le cou, il était comme roidi, il agissait
mécaniquement, d'après un plan arrêté longtemps à
THÉRÈSE RAQOIN 109
ravance. L'instinct de la conservation seul le poussait,
lui dictait ses paroles, lui conseillait ses gestes. A cette
heure, devant la certitude de l'impunité, le sang se
remettait à couler dans ses veines avec des lenteurs
douces. La police avait passé à c^té de son crime , et
la police n'avait rien vu; elle était dupée, elle venait
de Tacquitter. 11 était sauvé. Cette pensée lui fil éprouver
tout le long du corps des moiteurs de jouissance; des
chaleurs qui rendirent la. souplesse à ses membres et
à son intelligence. 11 continua son rôle d'ami éploré
avec une science et un aplomb incomparables. Au fond,
il avait des satisfactions de brute ; il songeait à Thérèse
qui était couchée dans la chambre, en haut.
— Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse
jeune femme, dit-il à Michaud. Elle est peut-être me-
nacée d'une maladie grave, il faut la ramener abso-
lument à Paris... Venez, nous la déciderons à nous
suivre.
En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se
lever, de se laisser conduire au passage du Pont-Neuf.
Quand la jeune femme entendit le son de sa voix, elle
tressaillit, elle ouvrit ses yeux tout grands et le re-
garda. Elle était hébétée, frissonnante. Péniblement,
elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent^
la laissant seule avec la femme du restaurateur. Quand
elle fut habillée, elle descendit en chancelant et monta
dans le fiacre, soutenue par Olivier.
Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace
et une impudence parfaites, glissa sa main le long des
7
110 THÉRÈSE RAQOIN
jupes de la jeune femme et lui prit les doigts. Il était
assis en face d'elle, dans une ombre flottante ; il ne
voyait pas sa figure qu*elle tenait baissée sur sa poi-
trine. Quand il eut saisi sa main, il la lui serra avec
force et la garda dans la sienne jusqu'à la rue Maza*
fine. Il sentait cette main trembler ; mais elle ne se
retirait pas, elle avait au contraire des caresses brus-
ques. Et, Tune dans l'autre, les mains brûlaient ; les
paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement
pressés, se meurtrissaient à chaque secousse. Il sem-
\)lait à Laurent et à Thérèse que le sang de Tun allait
dans la poitrine de l'autre en passant par leurs poings
unis ; ces poings devenaient un foyer ardent où leur
vie bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré
qui traînait, le furieux serrement de main qu'ils échan-
geaient était comme un poids écrasant jeté sur la tête
de Camille pour le maintenir sous l*eau.
Quand le fiacre s'arrêta, Michaud et son fils descen-
dirent les premiers. Laurent se pencha vers sa maî-
tresse, et, doucement :
— Sois forte, Thérèse, murmura4-il... Nous avons
longtemps à attendre... Souviens- toi.
La jeune femme n*âvait pas encore parlé. Elle ouvrit
les lèvres pour la première fois depuis la mort de son
mari.
— Oh I je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, '
d'une voix légère comme un souffle.
Olivier lui tendait la main, Tinvitant à descendre.
Laurent alla, cette fois, jusqu'à la boutique. Madame
THÉRÈSE KAQUIN 111
Raquia était couchée, en proie h un violent délire.
Thérèse se traîna jusqu'à son lit, et Suzanne eut à peine
le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout
s'arrangeait à souhait, Laurent se retira. 11 gagna len-
tement son taudis de la rue Saint-Victor.
Il était plus de minuit. Un air frais courait dans les
rues désertes et silencieuses. Le jeune homme n'en-
tendait que le bruit régulier de ses pas sonnant sur les
dalles des trottoirs. La fraîcheur le pénétrait de bien-
être ; le silence, Tombre lui donnaient des sensations
rapides de volupté. Il flânait.
Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait tué
Camille. C'était là une affaire faite dont on ne parlerait
plus. Il allait vivre tranquille, en attendant de pouvoir
prendre possession de Thérèse. La pensée du meurtre
l'avait parfois étouffé ; maintenant que le meurtre était
accompli, il se sentait la poitrine libre, il respirait à
l'aise, il était guéri des souffrances que Thésitation et
la crainte mettaient en lui.
Au fond, il était un peu hébété, la fatigue alourdis-
sait ses membres et ses pensées. Il rentra et s*endor-
mit profondément. Pendant son sommeil , de légères
crispations nerveuses couraient sur son visage.
\r
Xîll
Le lendemain, Laurent s'éveilla frais et dispos. 11
avait bien dormi. L*air froid qui entrait par la fenêtre
fouettait son sang alourdi. Il se rappelait à peine les
scènes de la veille; sans la cuisson ardente qui«le brû-
lait au cou, il aurait pu croire qu'il s'était couché à
dix heures, après une soirée calme. La morsure de
Camille était comme un fer rouge posé sur sa peau ;
lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la douleur que lui
causait cette entaille, il en souffrit cruellement. Il lui
semblait qu'une douzaine d'aiguilles pénétraient peu à
peu dans sa chair.
Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie
dans un méchant miroir de quinze sous accroché au
mur. Cette plaie faisait un trou rouge, large comme
une pièce de deux sous; la peau avait été arrachée, la
chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires; des
filets de sang avaient coulé jusqu'à l'épaule, en minces
tratnées qui s'écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure
THÉRÈSE RAQUIN 113
paraissait d'un brun sourd et puissant; elle se trouvait
à droite, au-dessous de l'oreille. Laurent, le dos
courbé, le cou tendu, regardait, et le miroir verdâtre
donnait à sa face une grimace atroce.
Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se
disant que la blessure serait cicatrisée au bout de quel-
ques jours. Puis il s'habilla et se rendit à son bureau,
tranquillement, comme à l'ordinaire. Il y conta l'acci-
dent d'une voix émue. Lorsque ses collègues eurent lu
le fait-divers qui courait la presse, il devint un véri-
table héros. Pendant une semaine, les employés du
chemin de fer d'Orléans n'eurent pas d'autre sujet de
conversation: ils étaient tout fiers qu'un des leurs se
fût noyé. Grivet ne tarissait pas sur l'imprudence qu'il
y a à s'aventurer en pleine Seine, quand il est si facile
de regarder couler l'eau en traversant les ponts.
Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès
de Camille n'avait pu être constaté officiellement. Le
mari de Thérèse était bien mort, mais le meurtrier
aurait voulu retrouver son cadavre pour qu'un acte for-
mel fût dressé. Le lendemain de l'accident, on avait
inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait qu'il
s'était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous
les berges des îles. Des ravageurs fouillaient active-
ment la Seine pour toucher la prime.
Laurent se donna la tâche de passer chaque matin
par la Morgue, en se rendant à son bureau. Il s'était
juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répu-
gnances qui lui soulevaient le cœur, malgré les fris-
114 TH£R£SE RAQUIN
sons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de
huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous
les noyés étendus sur les dalles.
Lorsqu'il entrait, une odeur fade, une odeur de cbair
lavée récœurait, et des souffles froids couraient sur sa
peau ; l'humidité des murs semblait alourdir ses vête-
ments, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il
allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des
cadavres; il collait sa face pâle contre les vitres, il
regardait. Devant lui s'alignaient les rangées de dalles
grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient
des taches vertes et jaunes, blanches et rouges; cer-*
tains corps gardaient leurs chairs vierges dans la ri-
gidité de la mort; d'autres semblaient des tas da
viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur,
pendaient des loques lamentables, des jupes et des
pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre.
Laurent ne voyait d'abord que Tensemble blafard des
pierres et des murailles, taché de roux et de noir par
les vêtements et les cadavres. Un bruit d'eau courante
chantait.
Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de
l'un à l'autre. Les noyés seuls l'intéressaient; quand il
y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l'eau,
il les regardait avidement , cherchant à reconnattre
Camille. Souvent, les chairs de leur visage s'en allaient
par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la
face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait;
il examinait les corps, il tâchait de retrouver les mai*
THBRàSB RAQUIN 115
greurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il
voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des
bras ronds et forts. 11 ne savait plus, il restait frisson*
nant en face de ces baillons verdàtres qui semblaient
se moquer avec des grimaces horribles.
Un matin, il fut pris d'une véritable épouvante. Il
regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de
taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé
étaient tellement molles et dissoutes, que Teau cou-
rante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet
qui tombait sur la face, creusait un trou à gauche au
nez. Et, brusquement, le nez s'aplatit, les lèvres se
détachèrent, montrant des dents blanches. La tète du
noyé éclata de rire.
Chaque fois qu'il croyait reconnaître Camille, Lau<»
rent ressentait une brûlure au cœur. Il désirait ardem-
ment retrouver le corps de sa victime, et des lâchetés
le prenaient, lorsqu'il s'imaginait que ce corps était
devant lui. Ses visites à la Morgue l'emplissaient de
cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il se--
couait ses peurs, il se traitait d'enfant, il voulait être
fort; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et
l'eifroi s'emparaient de son être, dès qu'il se trouvait
dans rhumidité et l'odeur fade de la salle.
Quand il n'y avait pas de noyés sur la dernière ran-
gée de dalles, il respirait à Taise; ses répugnances
étaient moindres. Il devenait alors un simple curieux,
il prenait un plaisir étrange à regarder la mort vio-
lente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres
116 THÉRÈSE RAQUIN
et grotesques. Ce spectacle Tamusait, surtout lorsqu'il
y avait des femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités
brutalement étendues, tachées de sang, trouées par
endroits, l'attiraient et le retenaient. Il vit, une fois,
une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple,
large et forte, qui semblait dormir sur la pierre; son
corps frais et gras blanchissait avec des douceurs de
teinte d'une grande délicatesse; elle souriait à demi, la
tète un peu penchée, et tendait la poitrine d'une façon
provocante ; on aurait dit une courtisane vautrée, si
elle n'avait eu au cou une raie noire qui lui mettait
comme un collier d'ombre; c'était une fille qui venait
de se pendre par désespoir d'amour. Laurent la re-
garda longtemps, promenant ses regards sur sa chair,
absorbé dans une sorte de désir peureux.
Chaque matin, pendant qu'il était là, il entendait
derrière lui le va-et-vient du public qui entrait et qui
sortait.
La Morgue est un spectacle à la portée de toutes
les bourses, que se payent gratuitement les passants
pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui
veut. 11 y a des amateurs qui font un détour pour ne
pas manquer une de ces représentations de la mort.
Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désap-
pointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque
les dalles sont bien garnies, lorsqu'il y a un bel éta-
lage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se
donnent des émotions à bon marché, s'épouvantent,
plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre.
THÉRÈSE RAQUIN 117
et se retirent satisfaits, en déclarant que la Morgue est
réussie, ce jour-là.
Laurent connut vite le public de l'endroit, public
mêlé et disparate qui s'apitoyait et ricanait en com-
mun. Des ouvriers entraient, en allant à leur ouvrage,
avec un pain et des outils sous le bras ; ils trouvaient
la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics
d'atelier qui faisaient sourire la galerie en disant un
mot plaisant sur la grimace de chaque cadavre; ils
appelaient les incendiés des charbonniers ; les pendus,
les assassinés, les noyés, les cadavres troués ou
broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix,
qui tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques
dans le silence frissonnant de la salie. Puis venaient
de petits rentiers, des vieillards maigres et secs, des
flâneurs qui entraient par désœuvrement et qui regar-
daient les corps avec des yeux bêtes et des moues
d'hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en
grand nombre ; il y avait de jeunes ouvrières toutes
roses, le linge blanc, les jupes propres, qui allaient
d'un bout à l'autre du vitrage, lestement, en ouvrant
de grands yeux attentifs, comme devant l'étalage d'un
magasin de nouveautés; il y avait encore des femmes
du peuple, hébétées, prenant des airs lamentables, et
des dames bien mises, traînant nonchalamment leur
robe de soie.
Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se
tenait plantée à quelques pas du vitrage, en appuyant
un mouchoir de batiste sur ses narines. Elle portait
7.
118 THÉRÈSE HAQUIN
une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand man»^
telet de dentelle noire; une voilette lui couvrait le
visage, et ses mains gantées paraissaient toutes petites
et toutes fines. Autour d'elle traînait une senteur douce
de violette. Elle regardait un cadavre. Sur une pierre,
à quelques pas, était allongé le corps d'un grand gail-
lard, d'un maçon qui venait de se tuer net en tombant
d'un échafaudage; il avait une poitrine carrée, des
muscles gros et courts, une chair blanche et grasse; la
mort en avait fait un marbre. La dame Texaminait, le
retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s'ab-
sorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un
coin de sa voilette, regarda encore, puis s'en alla.
Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des
enfants de douze à quinze ans, qui couraient le long
du vitrage, ne s'arrôtant que devant les cadavres de
femmes. Ils appuyaient leur mains aux vitres et pro-
menaient des regards effrontés sur les poitrines nues.
Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques
brutales, ils apprenaient le vice à l'école de la mort.
C'est à la Morgue que les jeunes voyous ont leur pre-
mière maîtresse.
Au bout d'une semaine, Laurent était écœuré. La
nuit, il rêvait les cadavres qu'il avait vus le matin.
Cette souffrance, ce dégoût de chaque jour qu'il s'im-
posait, finit par le troubler à un tel point qu'il résolut
de ne plus faire que deux visites. Le lendemain,
comme il entrait à la Morgue, il reçut un coup violent
dans la poitrine ; en face de lui, sur une dalle, Camille
J
THÉRÈSE RAQUm 119
le regardait, étendu sur le dos, la tète levée, les yeux
entr'ouverts.
Le meurtrier s'approcha lentement du vitrage,
comme attiré, ne pouvant détacher ses regards de sa
victime. Il ne souffrait pas; il éprouvait seulement un
grand froid intérieur et de légers picotements à fleur
de peau: Il aurait cru trembler davantage. Il re^ta
immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans
une contemplation inconsciente, gravant malgré lui au
fond de sa mémoire toutes les lignes horribles, toutes
les couleurs sales du tableau qu*il avait sous les yeux.
Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours
dans l'eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide;
les traits s^étaient conservés. la peau avait seulement
pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tète, maigre,
osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait; elle se pen-
chait un peu, les cheveux collés aux tempes, les pau-<
pières levées, montrant le globe blafard des yeux; les
lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche,
avaient un ricanement atroce ; un bout de langue noi-
râtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette
tète, comme tannée et étirée, en gardant une appa-
rence humaine, était restée plus effrayante de douleur
et d'épouvaiite. Le corps semblait un tas de chairs
dissoutes; il avait souffert horriblement. On sentait
que les bras ne tenaient plus ; les clavicules perçaient
la peau des épaules. Sur la poitrine verdàtre, les
côtes faisaient des bandes noires; le flanc gauche,
crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d'un
120 THÉRÈSE RAQUIN
rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes,
plus fermes, s'allongeaient, plaquées de taches im-
mondes. Les pieds tombaient.
Laurent regardait Camille. Il n'avait pas encore vu
un noyé si épouvantable. Le cadavre avait, en outre,
un air étriqué, une allure maigre et pauvre; il se ra-
massait dans sa pourriture; il faisait un tout petit tas.
On aurait deviné que c'était là un employé à douze
cents francs, béte et maladif, que sa mère avait nourri
de tisanes. Ce pauvre corps, grandi entre des cou-
vertures chaudes, grelottait sur la dalle froide.
Quand Laurent put enfui s'arracher à la curiosité
poignante qui le tenait immobile et béant, il sortit, il
se mit à marcher rapidement sur le quai. Et, tout en
marchant, il répétait : « Voilà ce que j'en ai fait. Il est
ignoble. » Il lui semblait qu'une odeur acre le suivait,
l'odeur que devait exhaler ce corps en putréfaction.
Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu'il
venait de reconnaître Camille sur une dalle de la
Morgue. Les formalités furent remplies, on enterra le
noyé, on dressa un acte de décès. Laurent, tranquille
désormais, se jeta avec volupté dans l'oubli de son
crime et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient
suivi le meurtre.
XIV
La boutique du passage du Pont-Neuf resta fermée
pendant trois jours. Lorsqu'elle s'ouvrit de nouveau,
elle parut plus sombre et plus humide. L'étalage,
jauni par la poussière, semblait porter le deuil de la
maison; tout traînait à l'abandon dans les vitrines
sales. Derrière les bonnets de linge pendus aux trin-
gles rouillées, le visage de Thérèse avait une pâleur
plus mate, plus terreuse', une immobilité d'un calme
sinistre.
Dans le passage, toutes les commères s'apitoyaient.
La marchande de bijoux faux montrait à chacune de
ses clientes le profil amaigri de la jeune veuve comme
une curiosité intéressante et lamentable.
Pendant trois jours, madame Raquin et Thérèse
étaient restées dans leur lit sans se parler, sans même
se voir. La vieille mercière, assise sur son séant,
appuyée contre des oreillers, regardait vaguement de-
vant elle avec des yeux d'idiote. La mort de son fils lui
122 THÉRÈSE RAQUIN
avait donné un grand coup sur la tète, et elle était
tombée comme assommée. Elle demeurait, des heures
entières, tranquille et inerte, absorbée au fond du
néant de son désespoir ; puis des crises la prenaient
parfois, elle pleurait, elle criait, elle délirait. Thé-
rèse, dans la chambre voisine , semblait dormir ; elle
avait tourné la face contre la muraille et tiré la cou-
verture sur ses yeux ; elle s'allongeait ainsi, roide
et muette, sans qu*un sanglot de son corps soulevât le
drap qui la couvrait. On eût dit qu'elle cachait dans
Tombre de l'alcôve les pensées qui la tenaient rigide.
Suzanne, qui gardait les deux femmes, allait mollement
de l'une à l'autre , traînant les pieds avec douceur ,
penchant son visage de cire sur les deux couches,
sans parvenir à faire retourner Thérèse, qui avait de
brusques mouvements d'impatience, ni à consoler
madame Raquin, dont les pleurs coulaient dès qu'une
voix la tirait de son abattement.
Le troisième jour, Thérèse repoussa la couverture,
s'assit sur le lit, rapidement, avec une sorte de déci-
sion fiévreuse. Elle écarta ses cheveux, en se prenant
les tempes, et resta ainsi un moment, les mains au
front, les yeux fixes, semblant réfléchir encore. Puis
elle sauta sur le tapis. Ses membres étaient frisson-
nants et rouges de fièvre ; de larges plaques livides
marbraient sa peau qui se plissait par endroits comme
vide de chair. Elle était vieillie.
Suzanne, qui entrait, resta toute surprise de la trou-
ver levée ; elle lui conseilla, d'un ton placide et trat-
TUBRàSB RAQUIN 123
Dard, de se recoucher , de se reposer encore. Thérèse
ne récoutait pas ; elle cherchait et mettait ses vête-
ments avec des gestes pressés et tremblants. Lors-
qu'elle fut habillée, elle alla se regarder dans une
glace, frotta ses yeux, passa ses mains sur son visage,
comme pour effacer quelque chose. Puis, sans pro-
noncer une parole, elle traversa vivement la salle à
■
manger et entra chez madame Raquin.
L'ancienne mercière était dans un moment de calme
hébété. Quand Thérèse entra, elle tourna la tête et
suivit du regard la jeune veuve, qui vint se placer de-
vant elle, muette et oppressée. Les deux femmes se
contemplèrent pendant quelques secondes, la nièce
avec une anxiété qui grandissait, la tante avec des'
efforts pénibles de mémoire. Se souvenant enOn, ma-
dame Raquin tendit ses bras tremblants, et, prenant
Thérèse par le cou, s'écria :
— Mon pauvre enfant, mon pauvre Camille!
Elle pleurait, et ses larmes séchaient sur la peau
brûlante de la veuve, qui cachait ses yeux secs dans
les plis du drap. Thérèse demeura ainsi courbée,
laissant la vieille mère épuiser ses pleurs. Depuis le
meurtre, elle redoutait cette première entrevue ; elle
était restée couchée pour en retarder le moment, pour
réfléchir à l'aise au rôle terrible qu'elle avait à
jouer.
Quand elle vit madame Raquin plus calme, elle s'agita
autour d'elle, elle lui conseilla de se lever, de des-
cendre à la boutique. La vieille mercière était presque
12/l THÉBESE RAQUIN
tombée en enfance. L'apparition brusque de sa nièce
avait amené en elle une crise favorable qui venait de
lui rendre la mémoire et la conscience des choses et
des êtres qui l'entouraient. Elle remercia Suzanne de
ses soins, elle parla, affaiblie, ne délirant plus, pleine
d*une tristesse qui l'étouffait par moments. Elle regar-
dait marcher Thérèse avec des larmes soudaines;
alors, elle l'appelait auprès d'elle, l'embrassait en
sanglotant encore, lui disait en suffoquant qu'elle n'a-
vait plus qu'elle au monde.
Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de
manger. Thérèse put voir alors quel terrible coup avait
reçu sa tante. Les jambes de la pauvre vieille s'étaient
alourdies. 11 lui fallut une canne pour se traîner dans
la salle à manger, et là il lui sembla que les murs va-
cillaient autour d*elle.
Dès le lendemain, elle voulut cependant qu'on ou-
vrit la boutique. Elle craignait de devenir folie en res-
tant seule dans sa chambre. Elle descendit pesamment
l'escalier de bois, en posant les deux pieds sur'chaque
marche, et vint s'asseoir derrière le comptoir. A partir
de ce jour, elle y resta clouée dans une douleur se-
reine.
A côté d'elle, Thérèse songeait et attendait. La bou-
tique reprit son cakne noir.
XV
Laurent revint parfois, le soir, tovis les deux ou trois
jours. Il restait dans la boutique, causant avec ma-
dame Raquin pendant une demi-heure. Puis il s'en
allait, sans avoir regardé Thérèse en face. La vieille
mercière le considérait comme le sauveur de sa nièce,
comme un noble cœur qui avait tout fait pour lui
rendre son fils. Elle l'accueillait avec une bonté at-
tendrie.
Un jeudi soir, Laurent se trouvait là, lorsque le
vieux Michaud et Grivet entrèrent. Huit heures son-
naient. L'employé et Tancien commissaire avaient jugé
chacun de leur côté qu'ils pouvaient reprendre leurs
chères habitudes, sans se montrer importuns, et ils
arrivaient à la même minute, comme poussés par le
même ressort. Derrière eux, Olivier et Suzanne firent
leur entrée.
On monta dans la salle à manger. Madame Raquin,
qui n'attendait personne, se bâta d'alhomer la lampe et
126 THÉRÈSE RAQUIN
de faire du thé. Lorsque tout le monde se fut assis au-
tour de la table, chacun devant sa tasse, lorsque la
botte de dominos eut été vidée, la pauvre mère, subi-
tement ramenée dans le passé, regarda ses invités et
éclata en sanglots. Il y avait une place vide, la place
de son fils.
Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les
visages avaient un air de béatitude égoïste. Ces gens
se trouvèrent gênés, n'ayant plus dans le cœur le
moindre souvenir vivant de Camille.
— Voyons, chère dame, s'écria le vieux Michaud
avec une légère impatience, il ne faut pas vous déses-
pérer comme cela. Vous vous rendrez malade.
— Nous sommes tous mortels, affirma Grivet.
— Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, dit
sentencieusement Olivier.
-* Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites
pas de la peine.
Et comme madame Raquin sanglotait plus fort, ne
pouvant arrêter ses larmes :
— Allons, allons, reprit Michaud, un peu àfi courage.
Vous comprenez bien que nous venons ici pour vous
distraire. Que diable ! ne nous attristons pas, tâchons
d'oublier... Nous jouons à deux sous la partie. Hein!
qu'en dites-vous?
La mercière rentra ses pleurs, dans un effort su-
prême. Peut-^ire eut-elle conscience de l'égoïsme
heureux de ses hôtes. Elle essuya ses yeux, encore
toute secouée. Les dominos tremblaient dans ses pau-
THÉRÈSE RAQUIN , 127
vres mains, et les larmes restées sous ses paupières
l'empêchaient de voir.
On joua.
Laurent et Thérèse avaient assisté h cette courte
scè^p d'un air grave et impassible. Le jeune homme
était enchanté de voir revenir les soirées du jeudi. Il
les souhaitait ardemment, sachant qu'il aurait besoin
de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans se
demander pourquoi, il se sentait plus à l'aise au milieu
de ces quelques personnes qu'il connaissait, il osait
regarder Thérèse en face.
La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie,
lui parut avoir une beauté qull ignorait encore. Il fut
heureux de rencontrer ses regards et de les voir s'ar-
rêter sur les siens avec une fixité courageuse. Thérèse
lui appartenait toujours, chair et cœur.
XVI
Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières
heures s'adoucirent ; chaque jour amena une tranquil*
lité, un affaissement de plus; la vie reprit son cours
avec une langueur lasse, elle eut cette stupeur mono-
tone qui suit les grandes crises. Et, dans les commen-
cements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à
l'existence nouvelle qui les transformait; il se fit en
eux un travail sourd qu'il faudrait analyser avec une
délicatesse extrême, si Ton voulait en marquer toutes
les phases.
Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique,
comme par le passé. Mais il n'y .mangeait plus, il ne
s*y établissait plus pendant des soirées entières. Il
arrivait à neuf heures et demie, et s*en allait après
avoir fermé le magasin. On eût dit qu'il accomplissait
un devoir en venant se mettre au service des deux
femmes. S'il négligeait un jour sa corvée, il s'excusait
le lendemain avec des humilités de valet. Le jeudi, il
THÉRiSE RAQUIN 129
aidait madame Raquin à allumer le feu, à faire les
honneurs de la maison. Il avait des prévenances tran-
quilles qui charmaient la vieille mercière.
Thérèse le regardait paisiblement s'agiter autour
d*elle. La pâleur de son visage s*en était allée ; elle
paraissait mieux portante, plus souriante, plus douce.
A peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une
contraction nerveuse, creusait deux plis profonds qui
donnaient à sa face une expression étrange de douleur
et d'effroi.
Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en
particulier. Jamais ils ne se demandèrent un rendez-
vous, jamais ils n'échangèrent furtivement un baiser.
Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les
fièvres voluptueuses de leur chair ; ils étaient parvenus
à contenter^ en tuant Camille, ces désirs fougueux et
insatiables qu'ils n'avaient pu assouvir en se brisant
dans les bras l'un de l'autre. Le crime leur semblait
une jouissance aiguë qui les écœurait et les dégoûtait
de leurs embrassements.
Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener
cette vie libre d'amour dont le rêve les avait poussés
à l'assassinat. Madame Raquin, impotente, hébétée,
n'était pas un obstacle. La maison leur appartenait,
ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais
l'amour ne les tentait plus, leurs appétits s'en étaient
allés; ils restaient là, causant avec calme, se regar-
dant sans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir
oublié les étreintes folles qui avaient meurtri leur chair
130 THÉRÈSE RAQUIN
et fait craquer leurs os. Ils é>ntaient même de se ren-
contrer seul à seule ; dans l'intimité, ils ne trouvaient
rien à se dire, ils craignaient tous deux de montrer
trop de froideur. Lorsqu'ils échangeaient une poignée
de main, ils éprouvaient une sorte de malaise en sen-
tant leur peau se toucher.
D'ailleurs, ils croyaient s'expliquer chacun ce qui
les tenait ainsi indifTérents et effrayés en face l'un de
l'autre. Ils mettaient leur attitude froide sur le compte
de la prudence. Leur calme, leur abstinence, selon
eux, étaient œuvres de haute sagesse. Us prétendaient
vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de
leur cœur. D'autre part, ils regardaient la répugnance,
le malaise qu'ils ressentaient comme un reste d'effroi,
comme une peur sourde du châtiment. Parfois, ils se
forçaient à l'espérance, ils cherchaient à reprendre les
rêves brûlants d'autrefois, et ils demeuraient tout éton^
nés, en voyant que leur imagination était vide. Alors ils
se cramponnaient h l'idée de leur prochain maringe ;
arrivés à leur but, n'ayant plus aucune crainte, livrés
l'un à l'autre, ils retrouveraient leur passion, ils goû-
teraient les délices rêvées. Cet espoir les calmait, les
empêchait de descendre au fond du néant qui s'était
creusé en eux. Ils «e persuadaient qu'ils s'aimaient
comme par le passée ils attendaient l'heure qui devait les
rendre parfaitement heureux en les liant pour toujours.
Jamais Thérèse n'avait eu Tesprit si calme. Elle
devenait certainement meilleure, toutes les volontés
implacables de son être se détendaient.
THÉRÈSE RAQUIN 131
La nuit» seule dans son lit, elle se trourait heureuse ;
elle ne sentait plus à son côté la face maigre, le corps
chétif de Camille qui exaspérait sa chair et la jetait
dans des désirs inassouvis. Elle se croyait petite fille*
vierge sous les rideaux blancs, paisible au milieu du
silence et de l'ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide,
lui plaisait, avec son plafond élevé, ses coins obscurs,
ses senteurs de clottre. Elle finissait même par aimer
la grande muraille noire qui montait devant sa fenêtre;
pendant tout un été, chaque soir, elle resta des heures
entières à regarder les pierres grises de cette muraille
et les nappes étroites de ciel étoile que découpaient les
cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que
lorsqu'un cauchemar réveillait en sursaut; alors,
assise sur son séant, tremblante, les yeux agrandis,
se serrant dans sa chemise, elle se disait qu'elle
n'éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un
homme couché à côté d'elle. Elle songeait à son amant
comme à un chien qui l'eût gardée et protégée ; sa
peau fraîche et calme n'avait pas un frisson de désir.
Le jour, dans la boutique, elle s'intéressait aux
choses extérieures ; elle sortait d'elle-^même, ne vivant
plus sourdement révoltée, repliée en pensées de haine
et de vengeance. La rêverie l'ennuyait ; elle avait le
besoin d'agir et de voir. Du matin au soir, elle regar^
dait les gens qui traversaient le passage ; ce bruit, ce
va-et-vient l'amusaient» Elle devenait curieuse et ba-
varde, femme en un mot, car jusque-là elle n'avait eu
que des actes et des idées d'homme»
132 THÉRÈSE RAQUIN
Dans l'espionnage qu'elle établit, elle remarqua un
jeune homme, un étudiant, qui habitait un hôtel garni
du voisinage et qui passait plusieurs fois par jour de-
vant la boutique. Ce garçon avait une beauté pâle, avec
de grands cheveux de poëte et une moustache d'offi-
cier. Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amou-
reuse pendant une semaine, amoureuse comme une
pensionnaire. Elle lut des romans, elle compara le
jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bien épais,
bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons roma-
nesques qu'elle ignorait encore; elle n'avait aimé
qu'avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec
sa tête. Puis, un jour, l'étudiant disparut ; il avait sans
doute déménagé. Thérèse l'oublia en quelques heures.
Elle s'abonna à un cabinet littéraire et se passionna
pour tous les héros des contes qui lui passèrent sous
les yeux. Ce subit amour de la lecture eut une grande
influence sur son tempérament. Elle acquit une sensi-
bilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif.
L'équilibre, qui tendait à s'établir en elle, fut rompu.
Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par mo-
ments, la pensée de Camille la secouait, et elle son-
geait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins d^efTroi
et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses ;
tantôt elle cherchait un moyen pour épouser son amant
à l'instant même, tantôt elle songeait à se sauver, à ne
jamais le revoir. Les romans, en lui parlant de chas-
teté et d'honneur, mirent comme un obstacle entre ses
instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable
THERESE RAQUIN 133
qui voulait lutter avec la Seine et qui s*était jetée vio-
lemment dans l'adultère ; mais elle eut conscience de
la bonté et de la douceur, elle comprit le visage mou
et l'attitude morte de la femme d'Olivier, elle sut qu'on
pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors
elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une
indécision cruelle.
De son côté, Laurent passa par différentes phases de
calme et de fièvre. Il goûta d'abord une tranquillité
profonde; il était comme soulagé d'un poids énorme.
Par moments, il s'interrogeait avec étonnement, il
croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait s'il
était bien vrai qu'il eût jeté Camille à l'eau et qu'il eût
revu son cadavre sur une dalle de la Morgue. Le sou-
venir de son crime le surprenait étrangement ; jamais
il ne se serait cru capable d'un assassinat; toute sa
prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait
au front des sueurs glacées, lorsqu'il songeait qu'on
aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors
il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu'il avait
agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtement et
un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait,
et, à voir l'abîme qu'il venait de franchir, des défail-
lances d'épouvante le prenaient.
— Sûrement, j'étais ivre, pensait-il; cette femme
m*avait soûlé de caresses. Bon Dieu ! ai-je été bête et
foui Je risquais la guillotine, avec une pareille histoire...
Enfin, tout s'est bien passé. Si c'était à refaire, je ne
recommencerais pas.
8
13/i THÉRÈSE RÂQUIN
Laurent s'affaissa, devint mou, plus lâche et plus
prudent que jamais. Il er graissa et savachit. Quelqu'un
qui aurait éiudié ce grand corps, tassé sur lui-même,
et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs, n'aurait jamais
songé à l'accuser de violence et de cruauté.
11 reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plu-
sieurs mois un employé modèle, faisant sa besogne
avec un abrutissement exemplaire. Le soir, il mangeait
dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son
pain par petites tranches, mâchant avec lenteur, fai-
sant traîner son repas.le plus possible ; puis il se ren-
versait, il s'adossait au mur, et fumait sa pipe. On
aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien ;
la nuit, il dormait d'un sommeil lourd et sans rêves.
Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide,
il était heureux.
Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thé-
rèse. Il pensait parfois à elle, comme on pense à une
femme qu*on doit épouser p*lus tard, dans un avenir
indéterminé. Il attendait l'heure de son mariage avec
patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle po-
sition qu'il aurait alors. Il quitterait son bureau, il
peindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le rame-
naient, chaque soir, à la boutique du passage, malgré
le vague malaise qu'il éprouvait en y entrant.
Un dimanche, s'ennuyant, ne sachant que faire, il
alla chez son ancien ami de collège, chez le jeune
peintre avec lequel il avait logé pendant longtemps.
L'artiste travaillait à un tableau qu'il comptait envoyer
THÉRÈSE RAQUIN 135
au Salon et qui représentait une Bacchante nue, vau-*
trée sur un lambeau d'étoffe. Dans le fond de râtelier,
un modèle, une femme était couchée, la tète ployée en
arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme
riait par moments et tendait la poitrine^ allongeant les
bras, s'étirant, pour se délasser. Laurent, qui s*étdit
assis en face d'elle, la regardait, en fumant et en eau-*
sant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s'irritèrent
dans cette contemplation. Il resta jusqu'au soir, il em-
mena la femme chez lui. Pendant près d'un an, il la
garda pour maîtresse. La pauvre fille s'était mise à.
l'aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait,
allait poser tout le jour, et revenait régulièrement
chaque soir à la même heure; elle se nourrissait, s'ha-
billait, s'entretenait avec l'argent qu'elle gagnait, ne
coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s'inquiétait
nullement d'où elle venait ni de ce qu'elle avait pu
faire. Cette femme mit un équilibre de plus dans sa vie ;
il l'accepta comme un objet utile et nécessaire qui
maintenait son corps en paix et en santé ; il ne sut ja**
mais s'il l'aimait, et jamais il ne lui vint à la pensée
qu'il était infidèle à Thérèse, 11 se sentait plus gras et
plus heureux. Voilà tout.
Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune
femme s'habillait de robes claires, et il arriva qu'un
soir Laurent la trouva rajeunie et embellie. Mais i^
éprouvait toujours un certain malaise devant elle;
depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse,
' pleine de capricas étranges, riant et s'attristant sans
136 THÉRÈSE RAQUm
raison. L'indécision où il la voyait l'effrayait, car il
devinait en partie ses luttes et ses troubles. II se mit à
hésiter, ayant une peur atroce de compromettre sa
tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contente-
ment sage de ses appétits, il craignait de risquer l'é-
quilibre de sa lue en se 'liant à une femme nerveuse
dont la passion l'avait déjà rendu fou. D'ailleurs, il ne
raisonnait pas ces choses, il sentait d'instinct les an-
goisses que la possession de Thérèse devait mettre
en lui.
Le premier choc qu'il reçut et qui le secoua dans
son affaissement fut la pensée qu'il lui fallait enfin
songer à son mariage. Il y avait près de quinze mois
que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne
pas se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder
le modèle, dont l'amour complaisant et à bon marché
lui suffisait. Puis, il se dit qu'il ne pouvait avoir tué un
homme pour rien ; en se rappelant le crime, les efforts
terribles qu'il avait faits pour posséder à lui seul
cette femme qui le troublait maintenant, il sentit
que le meurtre deviendrait inutile et atroce, s'il ne se
mariait pas avec elle. Jeter un homme à Teau afin de
lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et se décider
ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son
corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit
sourire. D'ailleurs, n'était-il pas lié à Thérèse par un
lien de sang et d'horreur? il la sentait vaguement crier
et se tordre en lui, il lui appartenait. Il avait peur de
sa complice ; peut-être, s'il ne l'époiAait pas, irait-elle
THÉRÈSE EAQUIN 137
tout dire à la justice, par vengeance et jalousie. Ces
idées battaient dans sa tôte. La fièvre le reprit.
Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement.
Un dimanche, cette fille ne rentra pas; elle avait sans
doute trouvé un gtte plus chaud et plus confortable.
Laurent fut médiocrement affligé ; seulement, ii s*était
habitué à avoir, la nuit, une femme couchée à son côté,
et il éprouva un vide subit dans son existence. Huit
jours après ses nerfs se révoltèrent. Il revint s'établir,
pendant des soirées entières, dans la boutique du pas-
sage, regardant de nouveau Thérèse avec des yeux où
luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui sor-
tait toute frissonnante des longues lectures qu'elle fai-
sait, s'alanguissait et s'abandonnait sous ses regards.
Ils en étaient ainsi revenus tous deux à l'angoisse
et au désir, après une longue année d'attente écœurée
et indifférente. Un soir Laurent, en fermant la bou-
tique, retint un instant Thérèse dans le passage.
— Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre?
lui demanda-t-il d'une voix ardente.
La jeune femme fit un geste d'effroi.
— Non, non, attendons... dit-elle; soyons prudents.
— J'attends depuis assez longtemps, je crois, reprit
Laurent; je suis las, je te veux.
Thérèse le regarda follement; des chaleurs lui brû-
laient les mains et le visage. Elle sembla hésiter; puis,
d'un ton brusque :
— Marions-nous, je serai à toi.
s,
XVII
Laurent quitta le passage, l'esprit tendu, la chair in*
quiète. L'haleine chaude, le consentement de Thérèse,
venaient de remettre en lui les âpreiés d'autrefois. Il
prit les quais, et marcha, son cba^teau à la main, pour
recevoir au visage tout Tair du ciel.
Lorsqu'il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de
son hôtel; il eut peur de monter, d'être seul. Un effroi
d'enfant, inexplical^le, imprévu, lui fit craindre de
trouver un homme caché dans sa mansarde. Jamais il
n'avait été sujet à de pareilles poltronneries. Il n'es-
saya même pas de raisonner le frisson étrange qui le
prenait ; il entra chez un marchand de vin et y resta
pendant une heure, jusqu'à minuit, immobile et muet
h une table, buvant machinalement de grands verres
de vin. U songeait à Thérèse, il s'irritait contre la
jeune femme, qui n'avait pas voulu le recevoir le soir
même dans sa chambre, et il pensait qu'il n'aurait pas
eu peur avec elle.
TilKRiSE KÀQWi 139
On ferma la boutique, on le mit è la porte. Il rentra
pour demander des allumettes. Le bureau de Thôtel se
trouvait au premier étage. Laurent avait une longue
allée à suivre et quelques marches à monter, avant de
pouvoir prendre sa bougie. Cette allée, ce bout d*esca-
lier, d*un noir terrible, l'épouvantaient. D ordinaire, il
traversait gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là, il n'o-
sait sonner, il se disait qu'il y avait peut-être, dans un
certain renfoncement formé par l'entrée de la cave,
des assassins qui lui sauteraient brusquement à la
gorge quand il passerait. Enfin, il sonna, il alluma une
allumette et se décida à s'engager dans l'allée. L'allu-
mette s'éteignit. Il resta immobile, haletant, n'osant
s'enfuir, frottant les allumettes sur le mur humide avec
une anxiété qui faisait trembler sa main. Il lui semblait
entendre des voix, des bruits de pas devant lui. Les
allumettes se brisaient entre ses doigts. Il réussit à en
allumer une. Le soufre se ipit à bouillir, à enflammer
le bois avec une lenteur qui redoubla les angoisses
de Laurent; dans la clarté pâle et bleuâtre du soufre,
dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crut dis-
tinguer des formes monstrueuses. Puis l'allumette
pétilla, la lumière devint blanche et claire. Laurent,
soulagé, s'avança avec précaution, en ayant soin de
ne pas manquer de lumière. Lorsqu'il lui fallut passer
devant la cave, il se serra contre le mur opposé ; il y
avait là une masse d'ombre qui l'effrayait. Il gravit en-
suite vivement les quelques marches qui le séparaient
du bureau de l'hôtel, et se crut sauvé lorsqu'il tint sa
1/lG THÉRÈSE RAQUIN
bougie. Il monta les autres étages plus doucement, en
élevant la bougie, en éclairant tous les coins devant
lesquels il devait passer. Les grandes ombres bizarres
qui vont et viennent, lorsqu^on se trouve dans un es-
calier avec une lumière, le remplissaient d'un vague
malaise, en se dressant et en s*effaçant brusquement
devant lui.
Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s*enferma,
rapidement. Son premier soin fut de regarder sous son
lit, de faire une visite minutieuse dans la dhambre, pour
voir si personne ne s*y trouvait caché. Il ferma la fe-
nêtre du toit, en pensant que quelqu'un pourrait bien
descendre par là. Quand il eut pris ces dispositions, il
se sentit plus calme, il se déshabilla, en s* étonnant de
sa poltronnerie. Il finit par sourire, par se traiter d'en-
fant. Il n'avait jamais été peureux et ne pouvait s'ex-
pliquer cette crise subite de terreur,
11 se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps,
il songea de nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui
avaient fait oublier. Les yeux fermés obstinément,
cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses pensées
travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui
présenter toujours les avantages qu'il aurait à se ma-
rier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se
disait : « Ne pensons plus, dormons ; il faut que je me
lève à huit heures demain pour aller à mon bureau. »
Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil.
Mais les idées revenaient une à une ; le travail sourd
de ses raisonnements recommençait; il se retrouvait
THÉRÈSE RAQUIN iki
bientôt dans une sorte de rêverie aiguë, qui étalait au
fond de son cerveau les nécessités de son mariage»
les arguments que ses désirs et sa prudence don-
naient tour à tour pour et contre la possession de
Thérèse.
Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insom-
nie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit
les yeux tout grands, il laissa son cerveau s'emplir du
souvenir de la jeune femme. L'équiUbre était rompu,
la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il
eut l'idée de se lever, de retourner au passage du
Pont "Neuf. Il se ferait ouvrir la grille, il irait frapper à
la petite porte de l'escalier, et Thérèse le recevrait.
A cette pensée, le sang montait à son cou.
Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait
dans les rues, marchant vite, le long des maisons, et
il se disait : «c Je prends ce boulevard, je traverse ce
carrefour, pour être plus tôt arrivé. » Puis la grille du
passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et
déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thé-
rèse sans être vu de la marchande de bijoux faux ; puis
il s'imaginait être dans Tallée, dans le petit escalier
par où il avait passé si souvent. Là , il éprouvait les
joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs
délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses
souvenirs devenaient des réalités qui impressionnaient
tous ses sens : il sentait l'odeur fade du couloir, il
touchait les murs gluants , il voyait l'ombre sale qui
tratnait. Et il montait chaque marche, haletant, pré-
l/i2 TiiERÈSE RAQUm
tant l'oreille , contentant déjà ses désirs dans cette
approche craintive de la femme désirée. Enfin il grat-
tait k la porte , la porte s'ouvrait, Thérèse était là qui
l'attendait, en jupon, toute blanche.
Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles
réels. Les yeux fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsqu'au
bout de sa course dans les rues, après être entré dans
le passage et avoir gravi le petit escalier, il crut aper-
cevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta vivement de
son lit, en murmurant : « 11 faut que j'y aille , elle
m'attend. » Le brusque mouvement qu'il venait de
faire chassa l'hallucination : il sentit le froid du car-
reau, il eut peur. Il resta un instant immobile, les
pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre du bruit
sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait
passer de nouveau devant la porte de la cave, en
bas ; cette pensée lui fît courir un grand frisson froid
dans le dos. L'épouvante le reprit, une épouvante béte
et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa cham-
bre, il y vit traîner des lambeaux blanchâtres de
clarté; alors, doucement, avec des précautions pleines
d'une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et, là, se
pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une
arme, à un couteau qui l'aurait menacé.
Le sang s'était porté violemment à son cou, et son
cou le brûlait. 11 y porta la main, il sentit sous ses
doigts la cicatrice de la morsure de Camille. Il avait
presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en la re-
trouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la
TBÉKÈSE RAQUIN 143
chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la
sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son
cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout
de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas
s*arracher la peau, il serra les deux mains entre ses
genoux repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé,
les dents claquant de peur.
Maintenant ses idées s'attachaient à Camille , avec
une fixité effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas
troublé les nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de
Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier
n*osait plus ouvrir les yeux ; il craignait d'apercevoir
sa victime dans un coin de la chambre. A un moment,
il lui sembla que sa couche était étrangement secouée;
il s'imagina que Camille se trouvait caché sous le
lit, et que c'était lui qui le remuait ainsi, pour le faire
tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur
la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que
les secousses devenaient de plus en plus violentes.
Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. 11 y eut
une réaction en lui. Il se mît sur son séant, alluma sa
bougie, en se traitant d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre,
il avala un grand verre d'eau.
— J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin,
pensait-il... Je ne sais ce que j'ai, cette nuit. C'est
bête. Je serai éreinté aujourd'hui à mon bureau. J'au-
rais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit, et
ne pas penser à un tas de choses : c'est cela qui m'a
donné l'insomnie... Dormons.
]Ull THÉRÈSE RAQUIN
Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête
dans roreiller, un peu rafratchi, bien décidé à ne plus
penser, à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à
détendre ses nerfs.
Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd
et accablé ; il glissa lentement à une somnolence vague.
Il était comme simplement engourdi, comme plongé
dans un abrutissement doux et voluptueux. II sentait
son corps en sommeillant ; son intelligence restait
éveillée dans sa chair morte. Il avait chassé les pen-
sées qui venaient, il s'était défendu contre la veille.
Puis, quand il fut assoupi; quand les forces lui man-
quèrent et que la volonté lui échappa, les pensées re-
vinrent doucement, une à une, reprenant possession
de son être défaillant. Ses rêveries recommencèrent.
Il refît le chemin qui le séparait de Thérèse : il des-
cendit, passa devant la cave en courant et se trouva
dehors ; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà sui-
vies auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts ; il
entra dans le passage du Pont-Neuf, monta le petit
escalier et gratta à la porte. Mais au lieu de Thérèse,
au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge nue, ce
fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à
la Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre
lui tendait les bras, avec un rire ignoble, en montrant
un bout de langue noirâtre dans la blancheur des
dents.
Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Tl
était trempé d'une sueur glacée. Il ramena la couver-
THERESE HAQUIN 145
ture sur ses yeux, en s'injuriant, en se mettant en
colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.
Il se rendormit comme précédenmient, avec lenteur;
le même accablement le prit, et dès que la volonté lui
eut de nouveau échappé dans la langueur du demi*
sommeil, il se remit en marche, il retourna où le con-«
duisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce
fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.
Terrifié, le misérable se mit sur son séant, il aurait
voulu pour tout au monde chasser ce rêve impla-
cable. Il souhaitait un sommeil de plomb qui écrasât
ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez
d'éaergie pour chasser le fantôme de sa victime;
mais dès qu'il n'était plus maitre de son esprit, son
esprit le conduistait à l'épouvante en le conduisant à 1^
volupté.
Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une sucqes^
sion d'assoupissements voluptueux et de réveils brus*<
ques et déchirants. Dans son entêtement furieux, tou<
jours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait
contre le corps de Camille. A plus de dix reprises, il
refit le chemin, il partit la chair brûlante , suivit le
même itinéraire^ eut les mêmes sensations , accomplit
les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse, et,
à plus de dix reprises, il vit le noyé s'offrir à son em*
brassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir et
étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre
qui le réveillait chaque fois, haletant et éperdu> ne
décourageait pas son désir ; quelques minutes après,
U6 TBÉRÈSC lUQUiN
dès qu*il se rendormait, son désir oubliait le cadavre
ignoble qui l'attendait, et courait chercher de nouYeau
le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une
heure» Laurent vécut dans cette suite de cauchemars,
dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sans cesse
imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d'une épou-
vante plus aiguë.
Une des secousses, la dernière , fut si violente, si
douloureuse, qu'il se décida à se lever, k ne pas lutter
davantage. Le jour venait ; une lueur grise et morne
entrait par la fenêtre du toit qui coupait dansile del
un carré blanchâtre couleur de cendre.
Laurent s'habilla lentement , avec une irritation
sourde. Il était exaspéré de n'avoir pas dormi, exas-
péré de s'être laissé prendre par une peur qu'il traitait
maintenant d'enfantillage. Tout en mettant son panta*
Ion, il s'étirait, il se frottait les membres, il se passait ^
les mains sur son visage battu et brouillé par une nuit
de fièvre. Et il répétait :
— Je n'aurais pas dû penser à tout ça , j'aurais
dormi, je serais frais et dispos, à cette heure... Âhl si
Thérèse avait bien voulu, hier soir, si Thérèse avait
ooudié avec moi...
Cette idée, que Thérèse l'aurait empêché d'avoir
peur, le tranquillisa un peu. Au fond, il redoutait de
passer d'autres nuits semblables à celle qu'il venait
d'endurer.
Il se jeta de l'eau à la face, puis se donna un coup de
peigne. Ce bout de tcàlette rafraîchit sa tête et dissipa
THÉRÈ8E RAQUIN 1/|7
ses dernières terreurs. Il raisonnait librement, il ne
sentait plus qu'une grande fatigue dans tous ses
membres.
— Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en
adievant de se vêtir, je ne me moque pas mal de Ca-
mille* . • C'est absurde de croire que ce pauvre diable
est sous mon lit. Maintenant, je vais peut-être croire
cela toutes l^s nuits. . . Décidément il faut que je me
marie au plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses
bras, je ne penserai guère à Camille. Elle m'embras-
sera sur le cou, et je ne sentirai plus l'atroce cuisson
que j'ai éprouvée. . . Voyons donc cette morsure.
Il s'approcha de son miroir, tendit le cou et regarda.
La cicatrice était d'un rose pâle. Laurent, jen distin«*
guant la marque des dents de sa victime, éprouva une
certaine émo;tion, le sang lui monta à la tête, «et il s'a-
perçut alors d*un étrange phénomène. La cicatrice fut
empourprée par le flot qui montait, elle devint vive et
sanglante, elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras
et1>lanc. En même temps, Laurent ressentit des pico-
tements aigus, comme si Ton eût enfoncé des aiguilles
dans la plaie. Il se hâta de relever le col de sa che«
mise*
— Bah ! reprit-il 5 Thérèse guérira cela, . . Quelques
baisers suffiront. . . Que je suis bête de songer à ces
choses!
Il mit son chapeau et descendit. 11 avait besoin de
prendre l'air, besoin de marcher. En passant devant
la porte de la cave, il sourit ; il s'assura cependant
1/l8 THÉRÈSE RAQUIN
de la solidité du crochet qui fermait cette porte.
Dehors , il marcha à pas lents , dans Tair frais du
matin, sur les trottoirs déserts. Il était environ cinq
heures.
Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter
contre le sommeil accablant qui le saisit dans Taprès-
midi à son bureau. Sa tète, lourde et endolorie, se
penchait malgré lui» et il la relevait brusquement, dès
qu'il entendait le pas d'un de ses chefs. Cette lutte, ces
secousses achevèrent de briser ses membres, en lui
causant des anxiétés intolérables.
Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir
Thérèse. Il la trouva fiévreuse, accablée, lasse comme
lui.
— Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit,
lui dit madame Baquin, lorsqu'il se fut assis« 11 parait
qu'elle a eu des cauchemars, une insomnie terrible. . «
A plusieurs reprises, je Vai entendue crier. Ce matin,
elle était toute malade.
Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixe-
ment Laurent. Sans doute, ils devinèrent leurs com-
munes terreurs, car un même frisson nerveux courut
sur leurs visages. Us restèrent en face l'un de l'autre
jusqu'à dix Jieures, parlant de banalités, se compre-
nant, se conjurant tous deux du regard de hâter le
moment où ils pourraient s'unir contre le noyé.
XVIII
Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre
de Camille, pendant cette nuit de fièvre.
La proposition brûlante de Laurent, demandant un
rendez-vous, après plus d'une année d'indifférence,
l'avait brusquement fouettée. La chair s'était mise à
lui cuire, lorsque, seule et couchée, elle avait songé
que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au
milieu des secousses de l'insomnie, elle avait vu se
dresser le noyé; elle s'était, comme Laurent, tordue
dans le désir et dans l'épouvante, et, comme lui, elle
s'était dit qu'elle n'aurait plus peur, qu'elle n'éprou-
verait plus de telles souffrances, lorsqu'elle tiendrait
son amant entre ses bras.
11 y avait eu, à la même heure, chez cette femme et
chez cet homme, une sorte de détraquement nerveux
qui les rendait, pantelants et terrifiés, à leurs ter-
ribles amours. Une parenté de sang et de volupté
s'était établie entre eux. Ils frissonnaient des mêmes
150 THÉRÈSE RAQUIN
frissons; leurs cœurs, dans une espèce de fraternité
poignante, se serraient aux mêmes angoisses. Ils eu-
rent dès lors un seul corps et une seule âme pour
jouir et pour souffrir. Cette communauté, cette péné-
tration mutuelle est un fait de psychologie et de
physiologie qui a souvent lieu chez les êtres ,que de
grandes secousses nerveuses heurtent violemment l'un
à l'autre.
Pendant plus d'une année, Thérèse et Laurent por-
tèrent légèrement la chaîne rivée à leurs membres,
qui les unissait; dans l'affaissement succédant à la
crise aiguë du meurtre, dans les dégoûts et les besoins
de calme et d'oubli qui avaient suivi, ces deux forçats
purent croire qu'ils étaient libres, qu'un lien de fer ne
les liait plus ; la chaîne détendue traînait à terre; eux,
ils se reposaient, il^ se trouvaient frappés d'mie sorte
de stupeur heureuse, ils cherchaient à aimer ailleurs,
à vivre avec un sage équilibre. Mais le jour où, poussés
par les faits, ils en étaient venus à échanger de nou-
veau des paroles ardentes, la chaîne se tendit violem-
ment, ils reçurent une secousse telle, qu'ils se sen-
tirent à jamais attachés l'un à l'autre.
Dès le lendemain, Thérèse se mit à l'œuvre, travailla
sourdement à amener son mariage avec Laurent.
C'était là une tâche difficile, pleine de périls. Les
amants tremblaient de commettre une imprudence,
d'éveiller les soupçons, de montrer trop brusquement
l'intérêt qu'ils avaient eu à la mort de Camille. Com-
prenant qu'ils ne pouvaient parler de mariage, ils arrê-
TBBUèSE HAQIHN 15i
tèrent un plan fort sage qui consistait à se Caire offrir
ta qu'ils n'osaient demander, par madame Raquin elte«-
même çt par les invités du jeudi. Il ne s'agissait plus
que de donner Tidée de remarier Thérèse à ces iM^aves
^ens, surtout de leur faire accroire que cette idée
venait d'eux et leur apfi^rtenait en propre.
La comédie fut longue et délicate à jouer. Thérèse
et Laur^t avaient pris chacun fe rôle qui leur con*
venait; ils avançaient avec une prudence extrême, cal*
tailant le moindre geste, la moindre parole. Au fond,
ils étaient dévorés par une impatience qui roldissait et
tendait leurs nerfs. Ils vivaient au milieu d-une irri-
tation continuelle, il leur fallait toute leur lâcheté pour
s'imposer des airs souriants et paisibles.
S'ils avaient hâte d'en fmir, c'est qu'ils ne pouvaient
plus rester séparés et solitaires Chaque nuit, le lloyé
les visitait^ l'insomnie les couchait sur un lit de char-
bons ardents et les retournait avec des pinces de feu.
L'état d'énervement dans lequel ils vivaient, activait
mcote chaque sôlr la fièvre de leur sang, en dresisant
devant eux des hallucinations atroées. Thérèse, lorsque
le crépuscule était venu, n'osait plus monter dans sa
chambre ; elle éprouvait des angoisses vives, quand il
lui fallait s'enfermer jusqu'au matin dans cette grande
pièce, qui s'éclairait de lueurs étranges et se peuplait
de fantômes, dès que la lumière était éteinte. Elle finit
par laisser sa bougie allumée, par ne plus vouloir
dormir, afin de tenir toujours ses yeux grahds ouverts.
Et quand la fatigue baissait ses paupières, elle voyait
152 THÉRÈSE RAQDIN
Camille dans le noir, elle rouvrait les yeux en sursaut.
Le matin, elle se traînait, brisée, n'ayant sommeillé
que quelques heures, au jour. Quant à Laurent, il était
devenu décidément poltron depuis le soir où il avait
eu peur en passant devant la porte de la cave ; aupara-
vant, il viviiit avec des confiances de brute ; mainte-
nant, au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait, comme
un petit garçon. Un Trisson d*e£froi avait brusquement
secoué ses membres, et ne Tavait plus.quitté. La nuit,
il souffrait plus encore que Thérèse ; la peur, dans ce
grand corps mou et lâche, amenait des déchirements
profonds. Il voyait tomber le jour avec des appréhen*
sions cruelles. Il lui arriva, à plusieurs reprises, de ne
pas vouloir rentrer, de passer des nuits entières à mar*
cher au milieu des rues désertes. Une fois, il resta
jusqu'au matin sous un pont, par une pluie battante;
là, accroupi, glacé, n'osant se lever pour remonter sur
le quai, il regarda, pendant près de six heures, couler
Teau sale dans Tombre blanchâtre; par moments, des
terreurs l'aplatissaient contre la terre humide : il lui
semblait voir, sous l'arche du pont, passer de longues
traînées de noyés qui descendaient au fil du courant.
Lorsque la lassitude le poussait chez lui, il s'y enfer-
mait à double tour, il s'y débattait jusqu'à l'aube, au
milieu d'accès effrayants de fièvre. Le même cauchemar
revenait avec persistance : il croyait tomber des bras
ardents et passionnés de Thérèse entre les bras froids
et gluants de Camille ; il rêvait que sa maîtresse l'é-
touffait dans une étreinte chaude, et il rêvait ensuite
THÉRÈSE RAQUIN 153
que le noyé le serrait contre sa poitrine pourrie, dans
un embrassement glacial ; ces sensations brusques et
alternées de volupté et de dégoût, ces contacts suc-
cessifs -de chair brûlante d'amour et de chair froide,
amollie par la vase, le faisaient haleter et frissonner,
râler d'angoisse.
Et, chaque jour, l'épouvante des amants grandissait,
chaque jour leurs cauchemars les écrasaient, les affo-
laient davantage. Ils ne comptaient plus que sur leurs
baisers pour tuer l'insomnie. Par prudence, ils n'osaient
se donner des rendez-vous, ils attendaient le jour du
mariage comme un jour de salut qui serait suivi d'une
nuit heureuse.
C'est ainsi qu'ils voulaient leur union de tout le désir
qu'ils éprouvaient de dormir un sommeil calme. Pen-
dant les heures d'indifférence, ils avaient hésité,
oubliant chacun les raisons égoïstes et passionnées qui
s'étaient comme évanouies, après les avoir tous deux
poussés au meurtre. La fièvre les brûlant de nouveau,
ils retrouvaient, au fond de leur passion et de leur
égoïsme, ces raisons premières qui les avaient décidés
à tuer Camille, pour goûter ensuite les joies que, selon
eux, leur assurait un mariage légitime. D'ailleurs,
c'était avec un vague désespoir qu'ils prenaient la
résolution suprême de s'unir ouvertement. Tout au fond
d'eux, il y avait de la crainte. Leurs désirs frisson-
naient. Ils étaient penchés, en quelque sorte, l'un sur
l'autre, comme sur un abîme dont l'horreur les atti-
rait; ils se courbaient mutuellement, au*dessusde leur
15/i THÉRÈse RAQUIN
être, cramponnés, muets, tandis que des vertiges, d'une
Tolupté cuisante, alanguissaient leurs membres, leur
donnaient la folie de la chute. Mais en face du moment
présent, de leur attente anxieuse et de leurs désirs
peureux, ils sentaient l'impérieuse nécessité de s'aveu-
gler, de rêver un avenir de félicités amoureuses et de
jouissances paisibles. Plus ils tremblaient l'un devant
l'autre, plus ils devinaient l'horreur du gouffre au fond
duquel ils allaient se jeter, et plus ils cherchaient à se
faire à eux-mêmes des promesses de bonheur, à étaler
devant eux les faits invincibles qui les amenaient fata-
lement au mariage.
Thérèse désirait uniquement se marier parce qtfelle
ayait peur et que son organisme réclamait les caresses
violentes de Laurent. Elle était en proie à une crise
nerveuse qui la rendait comme folle* A vrai dire, elle
ne raisonnait guère, elle se jetait dans la passion, l'es-
prit détraqué par les romans qu'elle venait de lire, la
chair irritée par les insomnies cruelles qui la tenaient
éveillée depuis plusieurs semaines.
Laurent, d'un tempérament plus épais, tout en
cédant à ses terreurs et à ses désirs, entendait rai-
sonner sa décision. Pour se bien prouver que son ma-
riage était nécessaire et qu'il allait enfin être parfaite-
ment heureux, pour dissiper les craintes vagues qui le
prenaient, il refaisait tous ses calculs d'autrefois* Son
père, le paysan de Jeufosse, s'entêtant à ne pas mou-
rir, il se disait que l'héritage pouvait se faire longtemps
attendre; il craignait même que cet héritage ne lui
T^AÈSfS RAQOm 155
édlMp^èit et n*âllàt èmn leâ pocàies d'un de ses cousins,
grand gaillard qui piochait la tBrre à la vive sdtbfao-
tion du vieux Laiirent. E^ lui^ il derait toujours pauvre,
il vivrait sans femme, dans un grenier, dormant mal,
mangeant plus mal encore. D'aiUeurs, il comptait lie
pas travailler toute sa vie ; il commençait à s'entiuyer
singulièrement à son bureau; la légère beso^e qai'lm
était confiée, devenait accablaniel pour sa pardssft^ Le
résultat de ses réflexions était toujours que le suprême
bonheur consiste à ne rien faire. Alors il se rappelait
qu'il avait noyé Camille pour épouser Thérèse et ne
plus rien faire ensuite^ Certes» le déair de posséda à
lui seul sa maîtresse était entré pour beaucoup dans la
pensée de son crime , mais il avait éCé conduit au
meurtre peut-être plus encore par l'espérance de se
mettre à la place de Camille, de se faire soigner comme
lui, de goûter une béatitude de toutes les heures ; si la
passion seule Teût poussé, il n'aurait pas montré tant
de lâcheté, tant de prudence; la vérité était qu'il avait
cherché à assurer, par un assassinat, le calme et Toisi-
veté de sa vie, le contentement durable de ses appétits.
Toutes ces pensées, avouées ou inconscientes, lui reve-
naient. Il se répétait, pour s'encourager, qu'il était
temps de tirer le profit attendu de la mort de Camille.
Et il étalait devant lui les avantages, les bonheurs de
son existence future : il quitterait son bureau, il vivrait
dans une paresse délicieuse ; il mangerait, il boirait, il
dormirait son soûl ; il aurait sans cesse sous la main
une femme ardente qui rétablirait Téquilibre de son
156 THERESE RAQUIN
sang et de ses nerfs ; bientôt il hériterait des quarante
et quelques mille francs de madame Baquin, car la
pauvre vieille se mourait un peu chaque jour; enfin, il
se créerait une vie de brute heureuse, il oublierait tout.
A chaque heure, depuis que leur mariage était décidé
entre Thérèse et lui» Laurent se disait ces choses; il
cherchait encore d'autres avantages, et il était tout
joyeux, lorsqu'il croyait avoir trouvé un nouvel argu-
ment, puisé dans son égoïsme, qui l'obligeait à épouser
la veuve du noyé. Mais il avait beau se forcer à l'espé-
rance, il avait beau rêver un avenir gras de paresse et
de volupté, il sentait toujours de brusques frissons lui
glacer la peau, il éprouvait toujours, par moments, une
anxiété qui étouffait la joie dans sa gorge.
XIX
Cependant» le travail sourd de Thérèse et de Lau-
rent amenait des résultats. Thérèse avait pris une atti-
tude morne et désespérée, qui, au bout de quelques
jours, inquiéta madame Raquin* La vieille mercière
voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors» la
jeune femme joua son rôle de veuve inconsolée avec
une habileté exquise; elle parla d'ennui, d'affaissement,
de douleurs nerveuses, vaguement^ sans rien préciser.
Lorsque sa tante la pressait de questions, elle répondait
qu'elle se portait bien, qu'elle ignorait ce qui l'acca-
blait ainsi, qu'elle pleurait sans savoir pourquoi. Et
c'étaient des étouffements continus» des sourires pâles
et navrants, des silences écrasants de vide et de
désespérance. Devant cette jeune femme^ pliée sur
elle-même, qui semblait mourir lentement d'un mal
inconnu» madame Raquin finit par s'alarmer sérieu-
sement; elle n'avait plus au monde que sa nièce,
elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette enfant
158 THÉRÈSE RAQUIN
pour lui fermer les yeux. Un peu d*égoïsnie se mêlait
à ce dernier amour de sa vieillesse. Elle se sentit frap-
pée dans les faibles consolations qui Taidaient encore
à vivre, lorsqu'il lui vint à la pensée qu'elle pouvait
perdre Thérèse et mourir seule au fond de la boutique
humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa
nièce du regard, elle étudia avec épouvante les tris-
tesses de la jeune femme, elle se demanda ce qu'elle
pourrait bien faire pour la guérir de ses désespoirs
muets.
En de si graves circonstances , elle crut devoir
prendre l'avis de son vieil ami Miehaud^ Un jeudi soir,
elle le retint dans ia boutique et lui dit ses craintes.
-*- Fardieu, lui répondit le vieillard avec là brutalité
franche de ses anciennes fonction», je m'aperçois de-
puis longtemps qne Thérèse bonde, et je sais bien
ponrqnoi elle a ainsi *la figure tente jaune et toute dm-
grine.
— Vous savespeurqtto)? dit la mercière. Parier vHe.
Si soQS pouvions Is guérir !
-«- Ob! le trsHement esl facile, reprit Micbacrd en
liant. Votre nièce s'enmiie, perce qu^e^ie est seule, le
soir, ékns sa chambre, depuis bienlM denx ans. Elte a
besoin d^im mari; cela se voit dans ses yecnt.
La franchise brutale de Tancîen commissaire fra|:rpa
douleoreosement madame Raqcm. Elle pensait que )a
blessure qui saignait toujours en elle, depuis l'affreux
accident de Saini-Ouen , était tout aussi vive , tout
aifôst cnieite au fond an ceeur de la jeune veove. Son
TBBRÈSE RAQilIN 159
fils mort, il lui semblait qu'il ne pouvait plus exister
de mari pour sa nièce. Et voilà que Micbaud affirmait,
avec un gros rire, que Thérèse était malade par besoin
de mari.
-^ Mariez-la au plus tôt, dit-il en s'en allant, si vous
ne voulez pas la voir se dessécher entièrement. Tel est
mon avis, chère dame, et il est IxHi, croyez-moi.
Madame Baquin ne put s'habituer tout de suite à la
pensée que son fils était déjà oublié. Le vieux Mîchaud
n'avait pas même prononcé le nom de Camille, et il s'é-
tait mis à plaisanter en parlant de la prétendue maladie
de Thérèse. Là pauvre mère comprit qu'elle gardait
seule, au fond de son être, le souvenir vivant de son
cher enfant. EUe pleura, il lui sembla que Camille ve-
nait de mourir une seconde fds. Puis, quand elle eut
bien pleuré, qu'elle fut lasse de regrets, elle songea
malgré elle aux paroles de Michaud, elle s'accoutuma à
l'idée d'acheter un peu de bonheur au prix d'un mariage,
qui, dans les déhcartesses de sa mémoire, tuait de nou-
veau son fils. Des lâchetés lui venaient, lorsqu'elle se
trouvait seule en face de Thérèse, morne et accablée,
au milieu du silence glacial de la boutique. Elle n'était
pas un de ces esprits roides et secs qui premient une
joie âpre à vivre d'un désespoir étemel; il y avait en
elle des souplesses, des dévouements, des effusions,
tout un tempérament de bonne dame, grasse ^ affable,
qui la poussait à vivre dans une tendresse active. De-
puis que sa nièce ne parlait plus et restait là, pâle et
affaiblie , l'existence devenait int(riér^ble pour die ,
160 TRiRÈSE lUQUIN
I
la boutique lui paraissait un tombeau; elle aurait voulu
une affection chaude autour d'elle, de la vie, des ca-
resses, quelque chose de doux et de gai qui Taidât à
attendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients
lui firent accepter le projet de remarier Thérèse; elle
oublia même un peu son fils; il y eut, dansi'existence
morte qu'elle menait, comme un réveil, comme des
volontés et des occupations nouvelles d'esprit. Elle
cherchait un mari pour sa nièce, et cela emplissait sa
tête. Ce choix d'un mari était une grande affaire ; la
pauvre vieille songeait encore plus à elle qu'à Thérèse ;
elle voulait la marier de façon à être heureuse elle-
même, car elle craignait vivement que le nouvel
époux de la jeune femme ne vint troubler les dernières
heures de sa vieillesse. La pensée qu'elle allait intro-
duire un étranger dans son existence de chaque jour
l'épouvantait ; cette pensée seule l'arrêtait, l'empêchait
de causer mariage avec sa nièce, ouvertement.
Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie
parfaite que son éducation lui avait donnée» la comédie
de l'ennui et de l'accablement, Laurent avait pris le rôle
d'homme sensible et serviable. Il était aux petits soins
pour les deux femmes, surtout pour madame Raquin,
qu'il comblait d'attentions délicates. Peu h peu, il se
rendit indispensable dans la boutique; lui seul mettait
un peu de gaieté au fond de ce trou noir. Quand il
n'était pas là, le soir, la vieille mercière cherchait
autour d'elle, mal à l'aise, comme s'il lui manquait
quelque chose, ayant presque peur de se trouver en
THÉRÈSE RAQUIN 161
téte-à-tête avec tes désespoirs de Thérèse. D'ailleurs,
Laurent ne s'absentait une soirée que pour mieux as-
seoir sa puissance ; il venait tous les jours à la bouti-
que en sortant de son bureau, il y restait jusqu'à la
fermeture du passage. Il faisait les commissions, il
donnait à madame Raquin, qui ne marchait qu'avec
peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis il
s'asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d'acteur,
douce et pénétrante, qu'il employait pour flatter les
oreilles et le cœur de la bonne vieille. Surtout, il sem-
blait s'inquiéter beaucoup de la santé de Thérèse, en
ami, en homme tendre dont l'âme souffre de la souf-
france d'autrui. A plusieurs reprises, il prit madame
Raquin à part, il la terrifia en paraissant très-effrayé
lui-même des changements, des ravages qu'il disait
voir sur le visage de la jeune femme.
— Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des
larmes dans la voix. Nous ne pouvons nous dissimuler
qu'elle est bien malade. Ah I notre pauvre bonheur,
nos bonnes et tranquilles soirées 1
Madame Raquin Técoutalt avec angoisse. Laurent
poussait même Taudace jusqu'à parler de Camille.
— Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la
mort de mon pauvre ami a été un coup terrible pour
elle. Elle se meurt depuis deux ans, depuis le jour fu-
neste où elle a perdu Camille. Rien ne la consolera,
rien ne la guérira. 11 faut nous résigner.
Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille
dame à chaudes larmes. Le souvenir de son fils la trou-
162 THÉaàsE RiQmiv
blait et l'aveuglait. Chaque fois qu'on prononçait le
Bom de Caoùlle, elle éclatait en sanglots, elle s'aban-
donnait, elle aurait embrassé la personne qui nom-
mait son pauvre enfant. Laurent avait remarqué Feffet
de trouble et d'attendrissement que ce nom produisait
sur elle. Il pouvait la faire pleurer à volonté, la briser
d'une émotion qui lui ôtait la vue nette des ehoses, et
il abusait de son pouvoir pour la tenir toujours souple
et endolc^ie dans sa main. Chaque soir, malgré les re-
ventes sourdes de ses entrailles qui tressaillaient, il
mettait la conversation sur les rares qualités, sur le
cœur tendre et l'esprit de Camille ; il vantait sa vic-
time avec une impudence parfaite. Par moments ,
lorsqu'il rencontrait les regards de Thérèse fixés
étrangement sur les siens, il frissonnait, il finissait
par croire lui-même tout le bien qu'il disait du noyé ;
alors H se taisait, pris brusquement d'une atroce ja-
lousie, craignant que la veuve n'aimftt l'homme qu'il
avait jeté à l'eau et qu'il vantait maintenant avec une
conviction d*halluciné. Pendant toute la conversation,
madame . Raquin était dans les larmes, ne voyant rien
autour d'elle. Tout en pleurant, elle songeait que
Laurent était un cœur aimant et généreux ; lui seul se
souvenait de son fils, lui seul en parlait encore d'une
vùix tremblante et émue. Elle edsuyait ses larmes^ elle
regardait le jeune homme avec une tendresse infinie,
elle l'aimait comme son propre enfant.
Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà
dans la salle à manger, lorsque Laurent entra et s'ap-
V^-v,
THÉRÈSE RAQUIN 163
procba de Thérèse, lui demandant avec une inquiétude
douce des nouvelles de sa santé. Il s'assit un instant
à côté d'elle, jouant, pour les personnes qui étaient le,
son rôle d'ami affectueux et effrayé. Comme les jeunes
gens étaient près l'un de l'autre, échangeant quelques
mots, Michaud, qui les regardait, se pencha et dit tout
bas à la vieille mercière» en lui montrant Laurent :
— Tenez, voilà le mari qu'il faut à votre nièce.
Arrangez vite ce mariage. Nous vous aiderons, s'il est
nécessaire.
Michaud souriait d'un air de gaillardise; dans sa
pensée, Thérèse devait avoir besoin d'un mari vigou-
reux. Madame Raquin fut comme frappée d'un trait de
lumière ; elle vit d'un coup tous les avantages qu'elle
retirerait personnellement du mariage de Thérèse et
de Laurent. Ce mariage ne ferait que resserrer les
liens qui les unissaient déjà, elle et sa nièce, à l'ami
de âon fils, à l'excellent cœur qui venait les distraire,
le soir. De cette façon, elle n'introduirait pas un étran-
ger chez elle, elle ne courrait pas le risque d'être mal-
heureuse ; au contraire, tout en donnant un soutien
à Thérèse, elle mettrait une joie de plus autour de sa
vieillesse, elle trouverait un second fils dans ce garçon
qui depui§*trois ans lui témoignait une affection filiale.
Puis il lui semblait que Thérèse serait moins infidèle
au souvenir de Camille en épousant Laurent. Les reli-
gions du cœur ont des délicatesses étranges. Madame
Raquin, qui aurait pleuré en voyant un inconnu em-
brasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune ré-
16/l THERèSB RAQ0IN
volte à la pensée de la livrer aux embrassements de
Tancien camarade de son fils. Elle pensait, comme
on dit, que cela ne sortait pas de la famille.
Pendant toute la soirée, tandis que ses invités
jouaient aux dominos, la vieille mercière regarda le
couple avec des attendrissements qui firent devi-
née au jeune homme et à la jeune femme que leur
.comédie avait réussi et que le dénouaient était proche.
Michaud, avant de se retirer, eut une courte conver-
sation à voix basse avec madame Raquin ; puis il prit
avec affectation le bras de Laurent et déclara qu'il
allait raccompagner un bout de chemin. Laurent, en
s*éloignant, échangea un rapide regard avec Thérèse,
un regard plein de recommandations pressantes.
Michaud s'était chargé de tàter le terrain. 11 trouva
le jeune homme très-dévoué pour ces dames, mais
très-surpris du projet d'un mariage entre Thérèse et
lui. Laurent ajouta, d'une voix émue, qu'il aimait
comme une sœur la veuve de son pauvre ami, et qu'il
croirait commettre un véritable sacrilège en l'épou-
sant. L'ancien commissaire de police insista ; il donna
cent bonnes raisons pour obtenir un consentement, il
parla même de dévouement, il alla jusqu'à dire au
jeune homme que son devoir l^ii dictait de* rendre un
fils à madame Raquin et un époux à Thérèse. Peu à
peu, Laurent se laissa vaincre ; il feignit de céder à
l'émotion, d'accepter la pensée de mariage, comme
une pensée tombée du ciel, dictée par le dévouement
et le devoir, ainsi que le disait le vieux Michaud.
THÉRÈSE RAQUEN 165
Quand celui-ci eut obtenu un oui formel, il quitta
son compagnon, en se frottant les mains ; il venait,
croyait-il, de remporter une grande victoire, il s'ap-
plaudissait d'avoir eu le premier l'idée de ce mariage
qui rendrait aux soirées du jeudi toute leur ancienne
joie.
Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en
suivant lentement les quais, madame Raquin avait une
conversation presque semblable avec Thérèse. Au
moment où sa nièce, pâle et chancelante comme tou-
jours, allait se retirer, la vieille mercière la retint un
instant. Elle la questionna d'une voix tendre, elle la
supplia d'être franche, de lui avouer les causes de cet
ennui qui la pliait. Puis^ comme elle n'obtenait que
des réponses vagues, elle parla des vides du veuvage,
elle en vint peu à peu à préciser l'offre d'un nouveau
mariage, elle fmit par demander nettement à Thérèse
si elle n'avait pas le secret désir de se remarier. Thé«
rèse se récria, dit qu'elle ne songeait pas à cela et
qu'elle resterait fidèle à Camille. Madame Raquin se
mit à pleurer. Elle plaida contre son cœur, elle fit en*
tendre que le désespoir ne peut être éternel; enfin,
en réponse à un cri de la jeune femme disant que ja-
mais elle ne remplacerait Camille, elle nomma brus-
quement Laurent. Alors, elle s'étendit avec un flot de
paroles sur la convenance, sur les avantages d'une
pareille union ; elle vida son âme, répéta tout haut ce
qu'elle avait pensé durant la scârée; elle peijgnit, avec
un naif égoïsme, le tableau de ses derniers bonheurs,
166 THÉRÈSE RAQUIN
entre ses deux obers enfants. Thérèse l'écoutait, la
tète basse, résignée et docile, prête à contenter ses '
moindres souhaits.
— J'aime Laurent comme un frère, dit-elle doulou-
reusement^ lorsque sa tante se tut. Puisque vous le
désirez, je tâcherai de l'aimer comme un époux. Je
veux vous rendre heureuse... J'espérais que vous me
laisseriez pleuurer en paix, mais j'essuierai mes larmes,
puisqu'il s'agit de votre boiiheur.
Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise
et effrayée d'avoir été la première à oublier son fils.
En se mettant au lit, madame Raquin sanglota amère-
ment en s'accusant d'être moins forte que Thérèse, de
vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuve
acceptait par simple abnégation.
Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie
eurent une courte conversation dans le passage, de-
vant la porte de la boutique. Ils se communiquèrent
le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener
les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se
fiancer, le soir même.
Le sdr, à cinq heures, Michaud était déjà dans le
magasin, lorsque Laurent entra. Dès que le jeune
homme fut assis, l'ancien commissaire de police lui
dit à l'oreille :
— Elle accepte.
Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle,
les yeux impudemment fixés sur Laurent. Les deux
amants se regardèrent pendant quelques secondes^
THERESE RAQOIN 167
comme pour se consulter. Ils comprirent jtot» deux
qu'il fallait accepter la position sans hésiter et en finir
d'un coup. Laurent, se levant, alla prendre la main de
madame Raquin, qui faisait tous ses efforts pour rete-
nir ces larmes.
-^ Chère mère» lui dit'^l en souriant, . j*ai causé de
votre bonheur avec M. Micbaud, hier soir. Vos enfants
veulent vous rendre heureuse.
La pauvre vieille, en s'entendant appeler a chère
mère, » laissa couler ses larmes. Elle saisit vivement
la main de Thérèse et la mit dans celle de Laurent,
sans pouvoir parler.
Les deux amants eurent un frisson en sentant leur
peau se toucher. Ils restèrent les doigts serrés et brû-
lants, dans une étreinte nerveuse. Le jeune homme
reprit d'une voix hésitante :
— Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre
tante une existence gaie et paisible !
— Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous
avons une tâche à remplir.
Alors Laurent se tourna vers madame Raquin et
ajouta, très'-pàle :
— Lorsque Camille est tombé à l'eau, il m'a crié t
« Sauve ma femme, je te la confie. » Je crois accom-»
plir ses demiera vœux en épousant Thérèse^
Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces
mots* Elle avait reçu comme un coup dans la poitrine.
L'impudence de son ainant l'écrasa. SUe le regarda
168 THÉRÈSE BAQUirC
avec des yeux hébétés, tandis que madame Raquin,
que les sanglots étouffaient, balbutiait :
— Ouij oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heu-
reuse, mon fils vous remerciera du foqd de sa tombe.
Laurent sentit qu'il fléchissait, il s'appuya sur le
dossier d'une chaise. Michaud, qui, lui aussi, était éaiu
aux larmes, le poussa vers Thérèse, en disant :
=— Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles.
Le jeune homme fut pris d'un étrange malaise en
posant ses lèvres sur les joues de la veuve, et celle-ci
se recula brusquement, comme brûlée par les deux
baisers de son amant. C'étaient les premières caresses
que cet homme lui faisait devant témoins ; tout son
sang lui monta à la face, elle se sentit rouge et ardente,
elle qui ignorait la pudeur et qui n'avait jamais rougi
dans les hontes de ses amours.
■
Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent.
Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but
qu'ils poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut ré-
glé le soir même. Le jeudi suivant, le mariage fut an-
noncé i Grivet, à Olivier et à sa femme. Michaud, en
donnant cette nouvelle, était ravi; il se frottait les
mains et répétait :
— C'est mcH qui ai pensé à cela, c'est moi qui les ai
mariés... Vous verrez le joli couple !
Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse.
Cette pauvre créature, toute morte et toute blanche,
s'était prise d'amitié pour la Jeune veuve, sombre et
roide. Elle l'aimait en enfant, avec une sorte de ter-
THÉRÈSE RAQUIN 169
reur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la •
nièce, Grivct hasarda quelques plaisanteries épicées
qui eurent un succès médiocre. En somme, la compa-
gnie se montra enchantée, ravie, et déclara que tout
était pour le mieux ; k vrai dire, la compagnie se voyait
déjà à la noce*
L'attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et
savante. Ils se témoignaient une amitié tendre et pré-
venante, simplement. Ils avaient Tair d*accomplir un
acte de dévouement suprême. Rien dans leur physio-
nomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs,, les
désirs qui les secouaient. Madame Raquin les regar-
dait avec de pâles sourires, avec des bienveillances
molles et reconnaissantes.
11 y avait quelques formalités k remplir. Laurent
dut écrire k son père pour lui demander son consen-
tement. Le vieux paysan de Jeufosse, qui avait presque
oublié qu'il eût un fils k Paris, lui répondit, en quatre
lignes, qu'il pouvait se marier et se faire pendre, s'il
voulait; il lui fit comprendre que, résolu k ne jamais
lui donner un sou, il le laissait maître de son corps et
l'autorisait k commettre toutes les folies du monde.
Une autorisation ainsi accordée inqaiéta singulière-
ment Laurent.
Madame Raquin, après avoir lu la lettre de ce père
dénaturé, eut un élan de bonté qui la poussa k faire
une sottise. Elle mit sur la tète de sa nièce les qua-
rante et quelques mille francs qu'elle possédait, elle
se dépouilla entièrement pour les nouveaux époux, se
10
170 TMBRKSB RAQUIN
fConfiant à leur bon cœur, voulant lenir d'eux toute sa
félicité. Laurent n'apportait rien à la communauté ; il
fit même entendre qu'il ne garderait pas toujours son
emploi et qu'il se remettrait peut-être à la peinture.
D'ailleurs, l'avenir de la petite famille était assuré ;
les rentes des quarante et quelques mille francs,
jointes aux bénéfices du commerce de mercerie, de-
vaient faire vivre aisément trois personnes. Ils au*-
raient tout juste assez pour être heureux.
Les préparatifs de mariage furent pressés. On abré*
gea les formalités autant qu'il fut possible. On eût dit
que chacun avait bâte de pousser Laurent dans la
chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin.
XX
Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa
chambre, s'éveillèrent avec la même pensée de joie
profonde : tous deux se dirent que leur dernière nuit
de terreur était finie. Us ne coucheraient plus seuls,
ils se défendraient mutuellement contre le noyé.
Thérèse regarda autour d'elle et eut un étrange sou-
rire en mesurant des yeux son grand lit. Elle se leva,
puis s'babill^ lentement, en attendant Suzanne qui
devait venir Talder à faire sa toilette de mariée.
Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques
minutes, faisant ses adieux à son grenier qu'il trouvai|.
ignoble. Ëofin, il allait quitter ce chenil et avoir une
femme à lui. On était en décembre. 11 frissonnait. Il
sauta sur le carreau, en se disant qu'il aurait chaud le
soir.
Madame Raquin, sachant combien il était gêné, lui
avait glissé dans la main, huit jours auparavant, une
bourse contenant cinq cents francs, toutes ses écono-
172 THÉRÈSE RAQDIN
mies. Le jeune homme avait accepté carrément et
s'était fait habiller de neuf. L'argent de la vieille mer-
cière lui avait en outre permis de donner à Thérèse les
cadeaux d'usage.
Le pantalon noir, l'habit, ainsi que le gilet blanc, la
chemise et la cravate de fme toile, étaient étalés sur
deux chaises. Laurent se savonna, se parfuma le corps
avec un flacon d'eau de Cologne, puis il procéda mi-
nutieusement k sa toilette. Il voulait être beau. Comme
il attachait son faux-col, un faux-col haut et roide, il
éprouva une souffrance vive au cou ; le bouton du
faux-col lui échappait des doigts, il s'impatientait, et
il lui semblait que l'étoffe amidonnée lui coupait la
chair. Il voulut voir, il leva le menton : alors, il aper-
çut la morsure de Camille toute rouge ; le faux-col
avait légèrement écorché la cicatrice. Laurent serra
les lèvres et devint pâle ; la vue de cette tache, qui lui
marbrait le cou, l'effraya et l'irrita, à cette heure. 11
froissa le faux-col, en choisit un autre qu'il mit avec
mille précautions. Puis il acheva de s'habiller. Quand
il descendit, ses vêtements neufs le tenaient tout roide ;
il n'osait tourner la téte^ le cou emprisonné dans des
toiles gommées. A chaque mouvement qu'il faisait, un
pli de ces toiles pinçait la plaie que les dents du noyé
avaient creusée dans sa chair. Ce fut en souffrant de
ces sortes de piqûres aiguës qu'il monta en voiture et
alla chercher Thérèse pour la conduire à la mairie et
à l'église.
Il prit en passant un employé du chemin de fer
THÉRÈSE RAQUIN 173
d*Orléans et le vieux Michaud, qui devaient lui servir
de témoins. Lorsqu'ils arrivèrent à la boutique, tout le
monde était prêt : il y avait là Grivet et Olivier, té-
moins de Thérèse, et Suzanne, qui regardaient la ma-
riée comme les petites filles regardent les poupées
qu'elles viennent d'habiller. Madame Raquin, bien que
ne pouvant plus marcher, voulut accompagner partout
ses enfants. On la hissa dans une voiture, et l'on
partit.
Tout se passa convenablement à la mairie et à
l'église. L'attitude calme et modeste des époux fut re-
marquée et approuvée. Il prononcèrent le oui sacra-
mentel avec une émotion qui attendrit Grivet lui-
même. Ils étaient comme dans un rêve. Tandis qu'ils
restaient assis ou agenouillés côte à côte, tranquille-
ment, des pensées furieuses les traversaient malgré
eux et les déchiraient. Ils évitèrent de se regarder en
face. Quand ils remontèrent en voiture, il leur sem-
bla qu'ils étaient plus étrangers l'un à l'autre qu'aupa-
ravant.
Il avait été décidé que le repas se ferait en famille,
dans un petit restaurant, sur les hauteurs de Belle-
ville. Les Michaud et Grivet étaient seuls invités. En
attendant six heures, la noce se promena en voiture
tout le long des boulevards; puis elle se rendit à la
gargote où une table de sept couverts était dressée
dans un cabinet peint en jaune, qui puait la poussière
et le vin.
Le repas fut d'une gaieté médiocre. Les époux
10.
17& THRBÈSE BAQUm
étaient graves, pensifs, ilâ éprouvaient depuis lé matin
des sensations étranges, dont ils ne cherchaient pas
eUx-4Bémes à se rendre compte. Ils s'étaient trouvés
étourdis, dès les premières heures, par la rapidité des
formalités et de la cérémonie qui venaient de les lier
k jamaid. Puis, la longue promenade sur les boulevards
les avait comme bercés et endormis ; il leur semblait
cpie cette promenade avait duré des mois entiers;
d'ailleurs, ils s'étaient laissé aller sans impatience
dans la monotonie des rues, regardant les boutiques et
les passants avec des yeux morts, pris d'un engourdis-
sement qui les hébétait et qu'ils tâchaient de secouer
en essayant des éclats de rire. Quand ils étaient en-
trés dans le restaurant, une fatigue accablante pesait à
leurs épaules, une stupeur croissante les envahissait.
Placés à table en face Tun de Tautre, ils souriaient
d'un air contraint et retombaient toujours dans une
rêverie lourde; ils mangeaient, ils répondaient, ils re-
muaient les membres comme des machines. Au milieu
de la lassitude paresseuse de leur esprit, une même
série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Us
étaient mariés et ils n'avaient pas conscience d'un
nouvel état ; cela les étonnait profondément. Ils s'ima-
ginaient qu'un abtme les séparait encore ; par moments,
ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet
abtme. ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu*un
obstacle matériel se dressait entre eux. Puis, brus-
quement, ils se rappelaient qu'ils coucheraient en*
semble, le soir, dans quelques heures ; alors ils se re-
THÉRÈSE BAQÛIN 175
gardaient, étonnés, ne comprenant plus pourquoi cela
leur serait permis. Ils ne sentaient pas leur union, ils
rêvaient au contraire qu'on venait de les écarter vio-
lemment et de les jeter loin l'un de Tautre.
Les invités, qui ricanaient bêtement autour d'eux,
ayant voulu les entendre se tutoyer, pour dissiper
toute gêne, ils balbutièrent, ils rougirent, ils ne purent
jamais se résoudre à se traiter en amants, devant le
monde.
Dans l'attente leurs désirs s'étaient usés, tout le
passé avait disparu* Us perdaient leurs violents appé-
tits de volupté, ils oubliaient même leur joie du matin,
cette joie profonde qui les avait pris à la pensée
qu'ils n'auraient plus peur désormais. Ils étaient sim-
plement las et ahuris de tout ce qui se passait ; les
faits de la journée tournaient dans leur tête, incom-
'préhensibles et monstrueux* Ils restaient là, muets,
souriants, n'attendant rien, n'espérant rien. Au fond
de leur accablement, s'agitait une anxiété vaguement
douloureuse.
Et Laurent, à chaque mouvement de son cou, éprou-
vait une cuisson ardente qui lui mordait la chair; son
faux-col coupait et pinçait la morsure de Camille.
Pendant que le maire lui lisait le code, pendant que le
prêtre lui parlait de Dieu, à toutes les minutes de cette
longue journée, il avait senti les dents du noyé qui lui
entraient dans la peau. 11 s'imaginait par moments
qu'un filet de sang lui coulait sur la poitrine et allait
tacher, de rouge la blancheur de son gilet.
176 THÉRÈSE RAQtnN
Madame Raquin fut intérieurement reconnaissante
aux époux de leur gravité ; une joie bruyante aurait
blessé la pauvre mère; pour elle, son fils était là, invi-
sible, remettant Thérèse entre les mains de Laurent.
Grivet n'avait pas les mêmes idées ; il trouvait la noce
triste, il cherchait vainement à Tégayer, malgré les
regards de Michaùd et d'Olivier qui le clouaient sur sa
chaise toutes les fois qu'il voulait se dresser pour dire
quelque sottise. Il réussit cependant à se lever une
fois. Il porta un toast.
— Je bois aux enfants de monsieur et de madame,
dit-il d'un ton égrillard*
Il fallut trinquer. Thérèse et Laurent étaient deve-
nus extrêmement pâles, en entendant la phrase de
Grivet. Ils n'avaient jamais songé qu'ils auraient peut-
être des enfants. Celte pensée les traversa comme un
frisson glacial. Ils choquèrent leur verre d*un mouve-^
ment nerveux, ils s'examinèrent, surpris, effrayés
d'être le, face à face.
On se leva de table de bonne heure. Les invités
voulurent accompagner les époux jusqu'à la chambre
nuptiale. Il n'était guère plus de neuf heures et demie
lorsque la noce rentra dans la boutique du passage.
La marchande de bijoux faux se trouvait encore au '
fond de son armoire, devant la boite garnie de velours
bleu. Elle leva curieusement la tête^ regardant les
nouveaux mariés avec un sourire. Ceux-ci surprirent
son regard, et en furent terrifiés. Peut-être cette
vieille femme avait-elle eu connaissance de leurs ren-
THÉRÈSE RAQDIN 177'
dez-vous, autrefois, en voyant Laurent se glisser dans
la petite allée.
Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec ma-
dame Raquin et Suzanne. Les hommes restèrent dans
la salle à manger, tandis que la mariée faisait sa toi-
lette de nuit. Laurent, mou et affaissé, n'éprouvait pas
la moindre impatience ; il écoutait complaisamment les
grosses plaisanteries du vieux Michaud et de Grivet,
qui s*en donnaient à cœur joie, maintenant que les
dames n'étaient plus là. Lorsque Suzanne et ma-
dame Raquin sortirent de la chambre nuptiale, et que
la vieille mercière dit d'une voix émue au jeune
homme que sa femme l'attendait, il tressaillit, il resta
un instant effaré; puis il serra fiévreusement les mains
qu'on lui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant
à la porte, comme un homme ivre.
XXI
Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui,
«t demeura un instant appuyé contre cette porte, re-
gardant dans la chambre d*un air inquiet et embar-
rassé.
Un feu clair flambait dans la cheminée , jetant de
larges clartés jaunes qui dansaient au plafond et sur
les murs. La pièce était ainsi éclairée d'une lueur vive
et vacillante ; la lampe, posée sur une table, pâlissait
au milieu de cette lueur. Madame Raquin avait voulu
arranger coquettement la chambre , qui se trouvait
toute blanche et toute parfumée, comme pour servir
de nid à de jeunes et fraîches amours; elle s'était
plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle et à
garnir de gros bouquets de roses les vases de la che-
minée. Une chaleur douce, des senteurs tièdes traî-
naient. L'air était recueilli et apaisé, pris d'une sorte
d'engourdissement voluptueux. Au milieu du silence
frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits
THBRÈSK BAOUIN 179
bruits SÇÇ6, On eût dit un désert heureux, un coin
ignoré, chaud et sentant bon, fermé à tous les cris du
dehors, un de ces coins faits et apprêtés pour les sen»
sualités et les besoins de mystère de la passion.
Tb^èae était assise sur une chaise basse, à droite
de la cheminée. Le menton dans la main^ elle regar-
dait les flammes vives, fixement. Elle ne tourna pas la
tète quand Laurent entra. Vêtue d'un Jupon et d'une
camisole bordés de dentelle, elle était d'une blancheur
crue sous Tardente clarté du foyer. Sa camisole glis-
sait, et un bout d'épaule passait, rose, à demi caché
par une mèche noire de chçveux.
Laurent fit quelques pas sans parler. II êta son ha-
Uit et son gilet. Quand il fut en manches de chemise,
il regarda de nouveau Thérèse qui n'avait pas bougé.
Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout d'épaulé, et
il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce
n^orceau de peau nue. La jeune femme retira son
épaule en se retournant brusquement. Bile fixa sur
Uturent un regards! étrange de répugnaîncô et d^elfrbi,
qu'il recala, troublé et mal à l'aise, comme pris lui^
naéme de terreur et de dégoût.
L Laurent s'assit en face de Thérèse, dé l'autre côté
de la cheminée. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles,
pendant cinq grandes minutes. Par instants, des jets
de flammes rougeàtres s'échappaient du bois, et alors
des reflets sanglants couraient sur le visage des meur-
triers.
Il y avait près de deux ans que les amants ne s'é-*
180 THÉRÈSE RÂQUIN
taient trouvés enfermés dans la même chambre, sans
témoins, pouvant se livrer Tun à Tautre. Ils n'avaient
plus eu de rendez-vous d'amour depuis le jour où Thé-
rèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent
ridée du meurtre avec elle. Une pensée de prudence
avait sevré leur chair. A peine s'étaient-ils permis de
loin en loin un serrement de main, un baiser furtif.
Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux dé-
sirs les avaient brûlés, ils s'étaient contenus, attendant
le soir des noces, se promettant des voluptés folles,
lorsque l'impunité leur serait assurée. Et le soir des
noces venait enfin d'arriver, et ils restaient face à face,
anxieux, pris d'un malaise subit. Us n'avaient qu'à al-
longer les bras pour se presser dans une étreinte pas-
sionnée, et leurs bras semblaient mous, comme déjà
las et rassasiés d'amour. L'accablement de la journée
les écrasait de plus eh plus. Ils se regardaient sans
désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester
ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutis-
saient à une étrange réalité : il suffisait qu'ils eussent
réussi à tuer Camille et à se marier ensemble, il suf-<
fisait que la bouche de Laurent eût effleuré l'épaule de
Thérèse, pour que leur luxure fût contentée jusqu'à
l'écœurement et à l'épouvante.
Ils se mirent à chercher désespérément en eux un
peu de cette passion qui les brûlait jadis. II leur sem-
blait que leur peau était vide de muscles, vide de
nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient; ils
avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et
THÉRÈSE RAQUIN 181
moraes en face l'un de Tautre. Ils auraient voulu avoir
la force de s'étreindre et de se briser, afin de ne point
passer à leurs propres yeux pour des imbéciles. Hé
quoil ils s'appartenaient, ils avaient tué un homme et
joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec
impudence dans un assouvissement- de toutes les
heures, et ils se tenaient là, aux deux coins d'une
cheminée, roides , épuisés , l'esprit troublé, la chair
morte. Un tel dénoûment finit par leur paraître d'un
ridicule horrible et cruel. Alors Laurent essaya de
parler d'amour, d'évoquer les souvenirs d'autrefois ,
faisant appel à son imagination pour ressusciter ses
tendresses.
— Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune
femme, te souviens-tu de nos après-midi dans cette
chambre?... Je venais par cette porte... Aujourd'hui,
je suis entré par celle-ci... Nous sommes libres, nous
allons pouvoir nous aimer en paix^
Il parlait d'une voix hésitante, mollement. La jeune
femme, accroupie sur la chaise basse, regardait tou-
jours la flamme, songeuse, n'écoutant pas. Laurent
continua :
— Te rappelles-tu? J'avais un rêve, je voulais passer
une nuit entière avec toi, m'endormir dans tes bras et
me réveiller le lendemain sous tes baisers. Je vais
contenter ce rêve.
Thérèse fit un mouvement, comme surprise d'en-
tendre une voix qui balbutiait à ses oreilles; elle se
tourna vers Laurent sur le visage duquel le foyer en-
11
182 THÉRÈSE RAQUIN
voyait en ce moment un large reflet rougeâtre; elle
regarda ce visage sanglant, et frissonna.
Le jeune homme reprit, plus troublé, plus in-
quiet :
— Nous avons réussi, Thérèse, nous avons brisé
tous les obstacles, et nous nous appartenons... L'ave-
nir est à nous, n'est-ce pas? un avenir de bonheur
tranquille, d'amour satisfait... Camille n'est plus là...
Laurent s'arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne
pouvant continuer. Au nom de Camille, Thérèse avait
reçu un choc aux entrailles. Les deux meurtriers se
contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les
clartés jaunes du foyer dansaient toujours au plafond
et sur les murs, l'odeur tiède des roses traînait, les
pétillements du bois jetaient de petits bruits secs dans
le silence.
Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille
évoqué venait de s'asseoir entre les nouveaux époux,
en face du feu qui flambait. Thérèse et Laurent retrou-
vaient la senteur froide et humide du noyé dans l'air
chaud qu'ils respiraient; ils se disaient qu'un cadavre
était là, près d'eux, et ils s'examinaient l'un l'autre,
sans oser bouger. Alors toute la terrible histoire de
leur crime se déroula au fond de leur mémoire. Le
nom de leur victime suffit pour les emplir du passé,
pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses
de l'assassinat. Ils n'ouvrirent pas les lèvres, ils se re-
gardèrent, et tous deux eurent à la fois le môme cau-
chemar> tous deux entamèrent mutuellement des yeux
THÉRÈSE RAQUIN 18S
la même histoire cruelle. Cet édiange de regards terri-
fiés, ce récit muet qu'ils allaient se faire du meurtre,
leur causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs
nerfs qui se tendaient les menaçaient d*une crise;
ils pouvaient crier, se battre peut-être. Laurent, pour
chasser les souvenirs, s'arracha violemment à Textase
épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse ;
il fit quelques pas dans la chambre; il retira ses
bottes et mit des pantoufles; puis il revint s'asseoir
au coin de la cheminée, il essaya de parler de choses
indifférentes.
Thérèse comprit son désir. Elle s'efforça de répondre
à ses questions. Us causèrent de la pluie et du beau
temps. Ils voulurent se forcer à une causerie banale.
Laurent déclara qu'il faisait chaud dans la chambre,
Thérèse dit que cependant des courants d'air passaient
sous la petite porte de l'escalier. Et ils se retournè-
rent vers la petite porte avec un frémissement subit.
Le jeune homme se hâta de pafler des roses, du feu,
de tout ce qu'il voyait; la jeune femme faisait effort,
trouvait des monosyllabes, pour ne pas laisser tomber
la conversation. Ils s'étaient reculés l'un de l'autre; ils
prenaient des airs dégagés; ils tâchaient d'oublier qui
ils étaient et de se traiter comme des étrangers qu'un
hasard quelconque' aurait mis face à face.
Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis
qu'ils prononçaient des mots vides » ils devinaient mu-^
tuellement les pensées qu'ils cachaient sous la banalité
de leurs paroles. Us songeaient invinciblement à Ca-
18/( THÉRÈSE RAQUm
mille. Leurs yeux se continuaient le récit du passé;
ils tenaient toujours du regard une conversation suivie
et muette, sous leur conversation à haute voix qui se
traînait au hasard. Les mots qu'ils jetaient ça et là ne
signifiaient rien, ne se liaient pas entre eux, se démen-
taient; tout leur être s'employait à l'échange silen-
cieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent
parlait des ruses ou du feu, d'une chose ou d'une
autre, Thérèse entendait parfaitement qu'il lui rappe-
lait la lutte dans la barque, la chute sourde de Camille;
et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à une
question insignifiante, Laurent comprenait qu'elle di-
sait se souvenir ou ne pas se souvenir d'un détail du
crime. Us causaient ainsi, à cœur ouvert, sans avoir
besoin de mots, parlant d'autre chose. N'ayant d'ail-
leurs pas conscience des paroles qu'ils prononçaient,
ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase ;
ils auraient pu brusquement continuer leurs confi-
dences à voix haute, sans cesser de se comprendre. Cette
sorte de divination, cet entêtement de leur mémoire à
leur présenter sans cesse l'image de Camille, les affo-
laient peu à peu; ils voyaient bien qu'ils se devinaient,
et que, s'ils ne se taisaient pas, les mots allaient monter
d'eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire
l'assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils
cessèrent leur causerie.
Et dans le silence accablant qui se fit, les deux
meurtriers s'entretinrent encore de leur victime. Il
leur sembla que leurs regards pénétraient mutuelle-;
THÉRÈSE RAQUIN 185
ment leur chair et enfonçaient en eux des phrases
nettes et aiguës. Par moment, ils croyaient s'entendre
parler à voix haute ; leurs sens se faussaient, la vue
devenait une sorte d*ouïe , étrange et délicate ; ils li-
saient si nettement leurs pensées sur leurs visages,
que ces pensées prenaient un son étrange, éclatant,
qui secouait tout leur organisme. Us ne se seraient
pas mieux entendus s'ils s'étaient crié d'une voix dé-
chirante : «c Nous avons tué Camille, et son cadavre
est là, étendu entre nous, glaçant nos membres. » Et
les terribles confidences allaient toujours, plus visibles,
plus retentissantes, dans l'air calme et moite de la
chambre.
Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet
au jour de leur première entrevue dans la boutique*
Puis les souvenirs étaient venus un à un, en ordre;
ils s'étaient conté les heures de volupté, les moments
d'hésitation et de colère, le terrible instant du meurtre.
C'est alors qu'ils avaient serré les lèvres, cessant de
causer de ceci et de cela, par crainte de nommer
tout à coup Camille sans le vouloir. Et leurs pensées,
ne s'arrétant pas, les avaient promenés ensuite dans
les angoisses, dans l'attente peureuse qui avait suivi
l'assassinat. Ils arrivèrent ainsi à songer au cadavre
du noyé étalé sur une dalle de la Morgue. Laurent,
dans un regard, dit toute son épouvante à Thérèse, et
Thérèse poussée à bout, obligée par une main de fer
de desserrer les lèvres, continua brusquement la con-
versation à voix haute :
186 THÉRÈSE lUQmN
— Tu Tas vu à la Morgue? demanda-t^elle à Lau-
rent, sans nommer CamiUe.
Laurent paraissait s'attendre à cette question. Il la
lisait depuis un motnent sur le visage blanc de la j^une
femme.
— Oui, répondit-il d une voix étranglée'.
Les meurtriers eurent un frisson. Us se rappro-
chèrent du feu; ils étendirent leurs mains devant
la flamme, comme si un souffle glacé eût subitement
passé dans la chambre chaude. Ils gardèrent un ins-<
tant le silence, pelotonnés, accroupis. Puis Thérèse
reprit sourdement :
— Paraissait-il avoir beaucoup souffert?
Laurent ne put répondre. Il fît un geste d'effroi,
comme pour écarter une vision ignoble. Il se leva, alla
vers le lit, et revint avec violence, les bras ouverts,
s'avançant vers Thérèse.
— Ëmbrasse-moi, lui dit-il en tendant le cou.
Thérèse s'était levée, toute pâle dans sa toilette de
nuit ; elle se renversait à demi, le coude posé sur le
marbre de la cheminée. Elle regarda le cou de Lau-
rent. Sur la blancheur de la peau, elle venait d'a-
percevoir une tache rose. Le flot de sang qui mon-
tait, agrandit cette tache, qui devint d'un rouge
ardent.
— Embrasse-moi, embrasse-moi, répétait Laurent,
le visage et le cou en feu.
La jeune femme renversa la tète davantage, pour
éviter un baiser, et, appuyant le bout de son doigt
THÉRÈSE RAQUIN 187
sur la morsure de Camille, elle demanda à son mari :
— Qu'as-lu là ? je ne te connaissais pas cette bles-
sure.
Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui
trouait la gorge. Au contact de. ce doigt, il eut un
brusque mouvement de recul, en poussant un léger
cri de douleur.
— Ça, dit-il en balbutiant, ça...
Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgré
lui.
— C'est Camille qui m'a mordu, tu sais, dans la
barque. Ce n'est rien, c'est guéri... Embrasse-moi,
embrasse-moi.
Et le misérable tendait son cou qui le brûlait. Il dé-
sirait que Thérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait
que le baiser de cette femme apaiserait les mille pi-
qûres qui lui déchiraient la chair. Le menton levé, le
cou en avant, il s'offrait. Thérèse, presque couchée
sur le marbre de la cheminée, fit un geste de suprême
dégoût et s'écria d'une voix suppliante :
— Ohl non, pas là... Il y a du sang.
Elle retomba sur la chaise basse, frémissante le
front entre les mains. Laurent resta stupide. Il abaissa
le menton, il regarda vaguement Thérèse. Puis, tout
d'un coup, avec une étreinte de béte fauve, il lui
prit la tète dans ses larges mains, et, de force, lui
appliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de
Camille. II garda, il écrasa un instant cette tête de
femme contre sa peau. Thérèse s'était abandonnée.
188 THERESE RAQDIN
elle poussait des plaintes sourdes, elle étouffait sur le
cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée de ses
doigts, elle s*essuya violemment la bouche, elle cracha
dans le foyer. Elle n'avait pas prononcé une parole.
Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher
lentement, allant du lit à la fenêtre. La souffrance
seule, l'horrible cuisson lui avait fait exiger un baiser
de Thérèse, et, quand les lèvres de Thérèse s'étaient
trouvées froides sur la cicatrice brillante, il avait souf-
fert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venait
de le briser. Pour rien au monde, il n'aurait voulu en
recevoir un second, tant le choc avait été douloureux.
Et il regardait la femme avec laquelle il devait vivre et
qui frissonnait, pliée devant le feu, lui tournant le dos ;
il se répétait qu'il n'aimait plus cette femme et que
cette femme ne l'aimait plus. Pendant près d'une heure,
Thérèse resta affaissée, Laurent se promena de long en
large, silencieusement. Tous deux s'avouaient avec
terreur que leur passion était morte, qu'ils avaient tué
leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait dou-
cement ; un grand brasier rose luisait sur les cendres.
Peu à peu la chaleur était devenue étouffante dans la
chambre; les fleurs se fanaient, alanguissant Tair épais
de leurs senteurs lourdes.
Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination.
Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit, il
vit Camille dans un coin plein d'ombre, entre la che-
minée et l'armoire à glace. La face de sa victime était
verdâtre et convulsionnée, telle qu'il l'avait aperçue
THÉRÈSE RAQDIN 189
sur une dalle de la Morgue. 11 demeura cloué sur le
tapis, défaillant, s'appuyant contre un meuble. Au râle
sourd qu'il poussa, Thérèse leva la tête.
— Là, là, disait Laurent d'une voix terrifiée.
Le bras tendu, il montrait le coin d*oa)bre dans
lequel il apercevait le visage sinistre de Camille. Thé-
rèse , gagnée par l'épouvante , vint se serrer contre
lui.
— C'est son portrait , murmura-t-elle à voix basse,
comme si la figure peinte de son ancien mari eût pu
l'entendre,
— Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux
se dressaient.
— Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante
devait le prendre chez elle, à partir d'aujourd'hui. Elle
aura oublié de le décrocher.
— Bien sûr, c'est son portrait...
Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son
trouble, il oubliait qu'il avait lui-même dessiné ces
traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l'épouvan-
taient. L'effroi lui faisait voir le tableau tel qu'il était,
ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir
une face grimaçante de cadavre. Son œuvre Tétonnait
et l'écrasait par sa laideur atroce ; il y avait surtout les
deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et
jaunâtres, qui lui rappelaient exactement les yeux
pourris du noyé de la Morgue. 11 resta un moment
haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer.
Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu.
11.
190 THÉRÈSE RAQDIN
— Va le décrocher, dit- il tout bas à la jeune
femme.
— Oh ! non> j'ai peur, répondit celle-ci avec un
frisson.
Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre
disparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux
blancs qui se fixaient sur lui, longuement.
— Je t'en prie, reprit-il en suppliant sa compagne,
va le décrocher.
— Non, non.
— Nous le tournerons contre le mur, nous n'aurons
plus peur.
— Non, je ne puis pas.
Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune
femme vers la toile, se cachait derrière elle, pour se
dérober aux regards du noyé. Elle s'échappa, et il
voulut payer d'audace ; il s'approcha du tableau, levant
la main» cherchant la clou. Mais le portrait eut un re-
gard si écrasant, si ignoble, si long, que Laurent,
après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu
et recula, accablé, en murmurant :
— Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons
pas... Ta tante le décrochera demain.
Il reprit sa marche de long en large, baissant la
tête, sentant que le portrait le regardait, le suivait des
yeux. Il ne pouvait s'empêcher, par instants, de jeter
un coup d'oeil du côté de la toile ; alors, au fond de
l'ombre , il apercevait toujours les regards ternes et
morts du noyé. La pensée que Camille était là, dans
THÉRÈSE RAQUIN 191
un coin, le. guettant, assistant à sa nuit de noces, les
examinant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent
fou de terreur et de désespoir.
Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre
entièrement la tête. Comme il se trouvait devant la
cheminée, il entendit une sorte de grattement, Il pàlit,
il s'imagina que ce grattement venait du portrait, que
Camille descendait de son cadre. Puis il comprit que
le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur Tes-
calier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.
— Il y a quelqu'un dans l'escalier, murmura-t^ih
Qui peut venir par là ?
La jeune femme ne répondit pas. Tous deux son-
geaient au noyé, une sueur glacée mouillait leurs
tempes. Ils se réfugièrent au fond de la chambre,
s'attendant à voir la porte s'ouvrir brusquement en
laissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille.
Le bruit conthiuant plus sec , plus irrégulier, ils pen-
sèrent que leur victime écorchail le bois avec ses
ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils
n'osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre,
Laurent, en s'approchant , reconnut le chat tigré de
madame Raquin , qui avait été enfermé par mégarde
dans la chambre, et qui tentait d'en sortir en secouant
la petite porte avec ses griffes. François eut peur de
Laurent ; d'un bond, il sauta sur une chaise ; le poil
hérissé, les pattes roidies, il regardait son nouveau
raattre en face, d'un air dur et cruel. Le jeune homme
n'aimait pas les chats, François l'effrayait presque.
192 THÉRÈSE RAQUm
Dans cette heure de fièvre et de crainte» il crut que le
chat allait lui sauter au visage pour venger Camille.
Cette béte devait tout savoir : il y avait des pensées
dans ses yeux ronds, étrangement dilatés. Laurent
baissa les paupières, devant la fixité de ces regards
de brute. Comme il allait donner un coup de pied à
François :
-» Ne lui fais pas de mal, s'écria Thérèse.
Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée
absurde lui emplit la tête.
— Camille est entré dans ce chat, pensa- t-il. II fau-
dra que je tue cette bête... Elle a Tair d'une per-
sonne.
Il ne donna pas le coup de pied, craignant d'entendre
François lui parler avec le son de voix de Camille.
Puis il se rappela les plaisanteries de Thérèse , aux
temps de leurs voluptés, lorsque le chat était témoin
des baisers qu'ils échangeaient. 11 se dit alors que cette
béte en savait trop et qu'il fallait la jeter par la fenêtre.
Mais il n'eut pas le courage d'accomplir son dessein.
François gardait une attitude de guerre ; les griffes
allongées, le dos soulevé par une irritation sourde, il
suivait les moindres mouvements de son ennemi avec
une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l'éclat
métallique de ses yeux ; il se hâta de lui ouvrir la porte
de la salle à manger, et le chat s'enfuit en poussant un
miaulement aigu.
Thérèse s'était assise de nouveau devant le foyer
éteint. Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre.
TnÉRÈSE RAQUIN 193
C'est ainsi qu'ils attendirent le jour. Us ne songèrent
pas à se coucher; leur chair et leur cœur étaient bien
morts. Un seul désir les tenait, le désir de sortir de
cette chambre où ils étouffaient. Us éprouvaient un
véritable malaise à être enfermés ensemble, à respirer
le même air ; Us auraient voulu qu*U y eût là quelqu'un
pour rompre leur tête-à-tête, pour les tirer de l'em-
barras cruel où ils étaient, en restant l'un devant
l'autre sans parler, sans pouvoir ressusciter leur pas-
sion. Leurs longs sUences les torturaient ; ces sUences
étaient lourds de plaintes amères et désespérées, de
reproches muets, qu'Us entendaient distinctement dans
l'air tranquille.
Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec
lui un froid pénétrant.
Lorsqu'une clarté pâle eut empli la chambre, Lau-
rent qui grelottait se sentit plus calme. U regarda
en face le portrait de CamiUe, et le vit tel qu'il était,
banal et puérU ; il le décrocha en haussant les épaules,
en se traitant de bête. Thérèse s'était levée et défai-
sait le lit pour tromper sa tante, pour faire croire à
une nuit heureuse.
— Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j'espère que
nous dormirons ce soir?.. Ces enfantUlages-là ne peu-
vent durer.
Thérèse lui jeta un coup d'œil grave et profond.
— Tu comprends, continua-t-il, je ne me suis pas
marié pour passer des nuits blanches... Nous sommes
des enfants... C'est toi qui m'as troublé, avec tes airs
194
THERESE RAQUIN
de Tautre monde. Ce soir, tu tâcheras d*étre gaie et de
ne pas m'effrayer.
11 se força à rire, sans savoir pourquoi il riait.
— Je tâcherai, reprît sourdement la jeune femme.
Telle fut la nuit de noces de Thérèse et de Laurent:
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Les nuits suivantes furent encore plus cruelles. Les
meurtriers avaient voulu être deux, la nuit, pour se
défendre contre le noyé, et, par un étrange effet, de-
puis qu'ils se trouvaient ensemble, ils frissonnaient
davantage. Ils s'exaspéraient, ils irritaient leurs nerfs,
ils subissaient des crises atroces de souffrance et de
terreur, en échangeant une simple parole, un simple
regard. A la moindre conversation qui s'établissait entre
eux, au moindre téte-à-tête qu'ils avaient, ils voyaient
rouge, ils déliraient.
La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi
d'une façon bizarre sur la nature épaisse et sanguine
de Laurent. Jadis, aux jours de passion, leur diffé-
rence de tempérament avait fait de cet homme et de
cette femme un couple puissamment lié, en établissant
entre eux une sorte d'équilibre, en complétant pour
ainsi dire leur organisme. L'amant donnait de son
sang, l'amante de §es nerfs, et ils vivaient l'un dans
196 THÉRÈSE RAQUIN
Tautre, ayant besoin de leurs baisers pour régulariser
le mécanisme de leur être. Mais un détraquement ve-
nait de se produire ; les nerfs surexcités de Thérèse
avaient dominé. Laurent s'était trouvé tout d*un coup
jeté en plein éréthisme nerveux; sous l'influence ar-
dente de la jeune femme, son tempérament était de-
venu peu à peu celui d'une fille secouée par une né-
vrose aiguë. Il serait curieux d'étudier les changements
qui se pro'duisent parfois dans certains organismes, à
la suite de circonstances déterminées. Ces change-
ments, qui partent de la chair, ne tardent pas à se
communiquer au cerveau, à tout l'individu.
Avant de connaître Thérèse, Laurent avait la lour-
deur, le calme prudent, la vie sanguine d'un fils de
paysan. Il dormait, mangeait, buvait en brute. A toute
heure, dans tous les faits de l'existence journalière, il
respirait d'un souffle large et épais, content de lui, un
peu abêti par sa graisse. A peine, au fond de sa chair
alourdie, sentait-il parfois des chatouillements. C'é-
taient ces chatouillements que Thérèse avait dévelop-
pés en horribles secousses. Elle avait fait pousser dans
ce grand corps, gras et mou, un système nerveux
d'une sensibilité étonnante. Laurent qui, auparavant,
jouissait de la vie plus par le sang que par les nerfs
eut des sens moins grossiers. Une existence nerveuse,
poignante et nouvelle pour lui, lui fut brusquement
révélée, aux premiers baisers de sa maltresse. Cette
existence décupla ses voluptés, donna un caractère si
aigu à ses joies, qu il en fut d'abord comme affolé ; il
THÉRÈSE RAQUIN 197
s'abandonna éperdument à ces crises d'ivresse que
jamais son sang ne lui avait procurées. Alors eut lieu
en lui un étrange travail; les nerfs se développèrent»
remportèrent sur l'élément sanguin, et ce fait seul
modifia sa nature. Il perdit son calme, sa lourdeur, il
ne vécut plus une vie endormie. Un moment arriva où
les nerfs et le sang se tinrent en équilibre ; ce fut là
un moment de jouissance profonde, d'existence par-
faite. Puis les nerfs dominèrent , et il tomba dans les
angoisses qui secouent les corps et les esprits détra-
qués.
C'est'ainsi que Laurent s'était mis à trembler devant
un coin d'ombre, comme un enfant poltron. L'être fris-
sonnant et hagard, le nouvel individu qui venait de se
dégager en lui du paysan épais et abruti, éprouvait les
peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux. Toutes
les circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la
fièvre du meurtre, l'attente épouvantée de la volupté,
l'avaient rendu comme fou, en exaltant ses sens, ^n
frappant à coups brusques et répétés sur ses nerfs.
Enfin l'insomnie était venue fatalement, apportant avec
elle rhallucination. Dès lors, Laurent avait roulé
dans la vie intolérable, dans l'effroi éternel où il se
débattait.
Ses remords étaient purement physiques. Son corps,
ses nerfs irrités et sa chair tremblante avaient seuls
peur du noyé. Sa conscience n'entrait pour rien dans
ses terreurs , il n'avait pas le moindre regret d'avoir
tué Camille; lorsqu'il était calme, lorsque le spectre ne
198 THÉRÈSE RAQIim
se trouvait pas là, il aurait commis de nouveau le
meurtre, s'il avait pensé que son intérêt l'exigeât.
Pendant le jour, il se raillait de ses effrois, il se pro-
mettait d'être fort, il gourmandait Thérèse, qu'il accu-
sait de le troubler; selon lui, c'était Thérèse qui fris-
sonnait, c'était Thérèse seule qui amenait des scènes
épouvantables, le soir, dans la chambre. Et, dès que la
nuit tombait, dès qu'il était enfermé avec sa femme,
des sueurs glacées montaient à sa peau, des effrois
d'enfant le secouaient. Il subissait ainsi des crises pé-
riodiques, des crises de nerfs qui revenaient tous les
soirs, qui détraquaient ses sens, en lui montrant la face
verte et ignoble de sa victime. On eût dit les accès
d'une effrayante maladie, d'une sorte d'hystérie du
meurtre. Le nom de maladie, d'affection nerveuse était
réellement le seul qui convint aux épouvantes de Lau-
rent. Sa face se convulsionnait, ses membres se roidis-
saient; on voyait que les nerfs se nouaient en lui. Le
corps souffrait horriblement, l'âme restait absente. Le
misérable n'éprouvait pas un repentir ; la passion de
Thérèse lui avait communiqué un mal effroyable, et
c'était tout.
Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des se-
cousses profondes. Mais, chez elle, la nature première
n'avait fait que s'exalter outre mesure. Depuis l'âge de
dix ans, cette femme était troublée par des désordres
nerveux, dus en partie à la façon dont elle grandissait
dans l'air tiède et nauséabond de la chambre où râlait
le petit Camille. Il s'amassait en elle des orages, des
THÉRÈSE RAQUIN 199
fluides puissants qui devaient éclater plus tard en vé-
ritables tempêtes. Laurent avait été pour elle ce qu'elle
avait été pour Laurent, une sorte de choc brutal. Dès
la première étreinte d'amour, son tempérament sec et
voluptueux s'était développé avec une énergie sau-
vage; elle n'avait plus vécu que pour la passion. S*a-
bandonnant de plus en plus aux fièvres qui la brû-
laient, elle en était arrivée à une sorte de stupeur
maladive. Les faits Técrasaient, tout la poussait à la
folie. Dans ses effrois, elle se montrait plus femme que
son nouveau mari; elle avait de vagues remords, des
regrets inavoués; il lui prenait des envies de se jeter
à genoux et d'implorer le spectre de Camille, de lui
demander grâce eh lui jurant de l'apaiser par son re-
pentir. Peut-être Laui'ent s'apercevait-il de ces lâche-
tés de Thérèse. Lorsqu'une épouvanté commune les
agitait, il s'en prenait à elle, il la traitait avec bru-
talité.
Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils
attendirent le jour, assis devant le feu, se promenant
de long en large, comme le jour des noces. La pensée
de s'étendre côte à côte sur le lit leur causait une sorte
de répugnance effrayée. D'un accord tacite, ils évi-
tèrent de s'embrasser, ils ne regardèrent même pas la
couche que Thérèse défaisait le matin. Quand la fa-
tigue les accablait, ils s'endormaient pendant une ou
deux heures dans des fauteuils, pour s'éveiller en sur-
saut, sous le coup du dénoûment sinistre de quelque
cauchemar. Au réveil, les membres roidis et brisés, le
200 THÉRÈSE RAQUIN
visage marbré de taches livides, tout grelottants de
malaise et de froid, ils se contemplaient avec^stupeur,
étonnés de se voir là, ayant vis-à-vis Tun de Vautre des
pudeurs étranges, des hontes de montrer leur écœure-
ment et leur terreur.
Us luttaient d'ailleurs contre le sommeil autant qu'ils
pouvaient. Ils s'asseyaient aux deux coins de la che-
minée et causaient de mille riens, ayant grand soin de
ne pas laisser tomber la conversation. Il y avait un
large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils
tournaient la tête, ils s'imaginaient que Camille avait
approché un siège et qu'il occupait cet espace, se
chauffant les pieds d'une façon lugubrement gogue-
narde. Cette vision qu'ils avaient eue le soir des noces»
revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et
railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement dé-
figuré qui se tenait toujours là, les accablait d'une
continuelle anxiété. Ils n'osaient bouger, ils s'aveu-
glaient à regarder les flammes ardentes, et, lorsque
invinciblement ils jetaient un coup d'œii craintif à côté
d'eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents,
créaient la vision et lui donnaient des reflets rou-
geâtres.
Laurent finit par ne plus vouloir s'asseoir, sans
avouer à Thérèse la cause de ce caprice. Thérèse com-
prit que Laurent devait voir Camille, comme elle le
voyait; elle déclara à son tour que la chaleur lui
faisait mal, qu'elle serait mieux à quelques pas de
la cheminée. Elle poussa son fauteuil au pied du lit et
THÉRÈSE BAQUIN 201
y resta affaissée, tandis que son mari reprenait ses
promenades dans la chambre. Par moments, il ouvrait
)a fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir
la pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre.
Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent
ainsi les nuits entières. Ils s'assoupissaient, ils se re-
posaient un peu dans la journée, Thérèse derrière le
comptoir de la boutique, Laurent à son bureau. La
nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et
le fait le plus étrange était encore l'attitude qu'ils gar-
daient vis-à-vis Tun de l'autre. Us ne prononçaient pas
un mot d'amour, ils feignaient d'avoir oublié le passé;
ils semblaient s'accepter, se tolérer, comme des ma-
lades éprouvant une pitié secrète pour leurs souffrances
communes. Tous les deux avaient l'espérance de cacher
leurs dégoûts et leurs peurs^ et aucun des deux ne pa-
raissait songer à l'étrangeté des nuits qu'ils passaient,
et qui devaient les éclairer mutuellement sur l'état vé-
ritable de leur être. Lorsqu'ils restaient debout jusqu'au
matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit,
ils avaient l'air de croire que tous les nouveaux époux
se conduisent ainsi, les premiers jours de leur mariage.
C'était l'hypocrisie maladroite de deux fous.
La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu'ils se
décidèrent, un soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se
déshabillèrent pas, ils se jetèrent tout vêtus sur le
couvre-pied, craignant que leur peau ne vint à se tou-
cher. Il leur semblait qu'ils recevraient une secousse
douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu'ils eurent
202 THÉaèSB RAQUIN
sommeiilé ainsi, pendant deux nuits, d'un sommeil
jpquiet, ils se hasardèrent à quitter leurs vêtements et
à se couler entre les draps. Mais ils restèrent écartés
l'un de Vautre, ils prirent des précautions pour ne
point se heurter. Thérèse montait la première et allait
se mettre au fond, contre le mur. Laurent attendait
qu'elle se fût bien étendue ; alors il se risquait à s'é-
tendre lui-même sur le devant du lit, tout au bord. 11 y
avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre
de Camille.
Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le
même drap, et qu'ils fermaient les yeux, ils croyaient
sentir le corps humide de leur victime, couché au mi-
lieu du lit, qui leur glaçait la chair. C'était comme un
obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le délire
les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux ;
ils touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à
un lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient l'odeur
infecte de ce tas de pourriture humaine ; tous leurs
sens s'hallucinaient, donnant une acuité intolérable
à leurs sensations. La présence de cet immonde com-
pagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éper-
dus d'angoisse. Laurent songeait parfois à prendre
violemment Thérèse dans ses bras; mais il n'osait
bouger, il se disait qu'il ne pouvait allonger la main
sans saisir une poignée de la chair molle de Camille*
Il pensait alors que le noyé venait se, coucher entre
eux, pour les empêcher de s'étreindre. Il finit par
comprendre que le noyé était jaloux*
THÉRÈSE RAQUIN 203
Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un
baiser timide pour voir ce qui arriverait. Le jeune
homme raillait sa femme en lui ordonnant de Tembras-
ser. Mais leurs lèvres étaient si froides, que la mort
semblait s'être placée entre leurs bouches. Des nausées
leur venaient, Thérèse avait un frisson d'horreur, et
I^urent, qui entendait ses dents claquer, s*emportait
contre elle.
— Pourquoi trembles-tuî lui criait-iL Aurais-tu peur
de Camille?... Va, le pauvre homme ne sent plus ses
os, à cette heure*
Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leurs
frissons. Quand une hallucination dressait devant Tun
d'eux le masque blafard du noyé, il fermait les yeux,
il se renfermait dans sa terreur, n'osant parler à
l'autre de sa vision, par crainte de déterminer une
crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, poussé à
bout, dans une rage de désespoir, accusait Thérèse
d'avoir peur de Camille, ce nom, prononcé tout haut,
amenait un redoublement d'angoisse. Le meurtrier
délirait.
— Oui, oui y balbutiait-il en s'adressant à la jeune
femme, tu as peur de Camille... Je le vois bien, par-
bleu!.». Tu es une sotte, tu n'as pas pour deux sous
de courage. Ehl dors tranquillement. Crois-tu que ton
premier mari va vçnir te tirer par les pieds, parce que
je suis couché avec toi...
Cette pensée^ cette supposition que le noyé pouvait
venir leur tirer les pieds, faisait dresser les cheveux
20k THÉRÈSE RAQUIN
de Laurent. Il continuait, avec plus de violence, en se
déchirant lui-même :
— Il faudra que je te mène une nuit au cimetière...
Nous ouvrirons la bière de Camille, et tu verras quel
tas de pourriture ! Alors tu n'auras plus peur, peut-
être... Va, il ne sait pas que nous l'avons jeté à l'eau.
Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintes
étouffées.
— Nous l'avons jeté à l'eau parce qu'il nous gênait,
reprenait son mari... Nous l'y jetterions encore, n'est-
ce pas?... Ne fais donc pas l'enfant comme ça. Sois
forte. C'est bête de troubler notre bonheur Vois-
tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous ne
nous trouverons ni plus ni moins heureux dans la
terre, parce que nous avons lancé un imbécile à la
Seine» et nous aurons joui librement de notre amour,
ce qui est un avantage... Voyons, embrasse-moi.
La jeune femme l'embrassait, glacée, foUe^ et il était
tout aussi frémissant qu'elle.
Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda
comment il pourrait bien faire pour tuer de nouveau
Camille. Il l'avait jeté à l'eau, et voilà qu'il n'était pas
assez mort, qu'il revenait toutes les nuits se coucher
dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient
avoir achevé l'assassinat et pouvoir se livrer en paix
aux douceurs de leurs tendresses, leur victime res-
suscitait pour glacer leur couche. Thérèse n'était pas
veuve, Laurent se trouvait être l'époux d'une femme
qui avait déjà pour mari un noyé.
XXIII
Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il ré-
solut de chasser Camille de son lit. Il s'était d'abord
couché tout habillé, puis il avait évité de toucher la
peau de Thérèse. Par rage, par désespoir, il voulut
enfin prendre sa femme sur sa poitrine, et Técraser
plutôt que de la laisser au spectre de sa victime. Ce
fut une révolte superbe de brutalité.
En somme, Tespérance que les baisers de Thérèse le
guériraient de ses insomnies l'avait seule amené dans
ta chambre de la jeune femme. Lorsqu'il s'était trouvé
dans cette chambre, en mattre, sa chair, déchirée par
des crises plus atroces, n'avait même plus songé à
tenter la guérison. Et il était resté comme écrasé pen-
dant trois semaines, ne se rappelant pas qu'il avait
tout fait pour posséder Thérèse, et ne pouvant la tou-
cher sans accroître ses souffrances, maintenant qu'il la
possédait.
L'excès de ses angoisses le fit sortir de cet abrutis-
is
206 THÉRÈSE RÂQUIN
sèment. Dans le premier moment de stupeur, dans
l'étrange accablement de la nuit de noces, il avait pu
oublier les raisons qui venaient de le pousser au ma-
riage. Mais sous les coups répétés de ses mauvais
rêves, une irritation sourde l'envahit, qui triompha de
ses lâchetés et lui rendit la mémoire. Il se souvint qu*il
s'était marié pour chasser ses cauchemars, en serrant
sa femme étroitement. Alors il prit brusquement Thé-
rèse entre ses bras, une nuit, au risque de passer sur
le corps du noyé, et la tira à lui avec violence.
La jeune femme était poussée à bout, elle aussi; elle
se serait jetée dans la flamme, si elle eût pensé que la
flamme purifiât sa chair et la délivrât de ses maux. Elle
rendit à Laurent son étreinte, décidée à être brûlée
par les caresses de cet homme ou à trouver en elles un ,
soulagement.
Et ils se serrèrent dans tin embrassement horrible.
La douleur et l'épouvante leur tinrent lieu de désirs.
Quand leurs membres se touchèrent, ils crurent qu'ils
étaient tombés sur un brasier. Ils poussèrent un cri et
se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser entre
leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaient tou*
jours des lambeaux de Camille, qui s'écrasait ignoble-
ment entre eux, glaçant leur peau par endroits, tandis
que le reste de leur corps brûlait.
Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse
chercha des lèvres la morsure de Camille sur le cou
gonflé et roidî de Laurent, et elle y colla sa bouche
avec emportement* Lk était la plaie vive ; cette bles-
THÉRÈSE RAQUIN 207
sure guérie, les meurtriers dormiraient en paix. La
jeune femme comprenait cela, elle tentait de cautériser*
le mal sous le feu de ses caresses. Mais elle se brûla
les lèvres, et Laurent la repoussa violemment» en jetant
une plainte sourde; il lui semblait qu'on lui appliquait
un fer rouge sur le cou. Thérèse, affolée, revint, vou-
lut baiser encore la cicatrice ; elle éprouvait une volupté
acre à poser sa bouche sur cette peau où s'étaient en-
foncées les dents de Camille. Un instant, elle eut la
pensée de mordre son mari à cet endroit, d'arracher un
large morceau de chair, de faire une nouvelle bles-
sure, plus profonde, qui emporterait les marques de
l'ancienne. Et elle se disait qu'elle ne pâlirait plus alors
en voyant l'empreinte de ses propres dents. Mais Lau«
rent défendait son cou contre ses baisers; il éprouvait
des cuissons trop dévorantes, il la repoussait chaque
fois qu'elle allongeait les lèvres. Ils luttèrent ainsi ,
râlant, se débattant dans l'horreur de leurs caresses.
Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient qu'augmenter
leurs souffrances. Ils avaient beau se briser dans des
étreintes terribles, ils criaient de douleur, ils se brû-
laient et se meurtrissaient, mais ils ne pouvaient apai-
ser leurs nerfs épouvantés. Chaque embrassement ne
donnait que plus d'acuité à leurs dégoûts. Tandis qu'ils
échangeaient ces baisers affreux, ils étaient en proie à
d'effrayantes hallucinations; ils s'imaginaient que le
noyé les tirait par les pieds et imprimait au lit de vio-
lentes secousses.
^ Us se lâchèrent un moment. Ils avaient des repu-
208 THÉRÈSE RAQDCV
gnanoes, des révdtes nerveuses inYindUes. Piiisi]s ne
Youlurent pas £tre yaincos ; ils se rqnrent dans une
nouvelle étreinte et furent &icare oUigës de se lâcher,
conune si des pointes rougies étaient entrées dans leurs
membres. A plusieurs fois, ils tentèrent ainsi de triom-
pher de leurs dégoûts, de tout oublier en lassant, en
brisant leurs ner£s. Et, chaque fois, leurs nerb s'irri-
tèrent et se tendirent en leur causant des ezaq>érations
telles qu'ils seraient peut-être morts d'énervement
s'ils étaient restés dans les bras l'un de l'autre. Ce
combat contre leur propre corps les avait exaltés jus-
qu'à la rage; ils s'entêtaient, ils voulaient l'emporter.
Enfin une crise plus aiguë les brisa; ils reçurent un
choc d'une violence inouïe et crurent qu'ils allaient
tomber du haut mal.
Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et meur-
tris, ils se mirent à sangloter.
Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre les
rires de triomphe du noyé, qui se glissait de nouveau
sous le drap avec des ricanements. Us n'avaient pu le
chasser du lit ; ils étaient vaincus. Camille s'étendit
doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son
impuissance et que Thérèse tremblait qu'il ne prit au
cadavre la fantaisie de profiter de sa victoire pour la
serrer à son tour entre ses bras pourris, en maître légi-
time. Ils avaient tenté un moyen suprême; devant leur
défaite, ils comprenaient que, désormais, ils n'oseraient
plus échanger le moindre baiser. La crise de l'amour
fou qu'ils avaient essayé de déterminer pour tuer leurs
THÉRÈSE RAQUIN 209
terreurs» venait de les plonger plus profondément dans
répouvante. En sentant le froid du cadavre, qui, main-
tenanty devait les séparer à jamais, ils versaient des
larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce
qu'ils allaient devenir.
is.
XXIV
Ainsi que l'espérait le vieux Michaud en travaillant
au mariage de Thérèse et de Laurent, les soirées du
jeudi reprirent leur ancienne gaieté, dès le lendemain
de la noce. Ces soirées avaient couru un grand péril,
lors de la mort de Camille. Les invités ne s'étaient plus
présentés que craintivement dans cette maison en deuil ;
chaque semaine^ ils tremblaient de recevoir un congé
définitif. La pensée que la porte de la boutique finirait
sans doute par se fermer devant eux épouvantait Mi-
chaud et Grivet, qui tenaient à leurs habitudes avec
rinstinct et Tentétement des brutes. Ils se disaient que
la vieille mère et la jeune veuve s'en iraient un beau
matin pleurer leur défunt à Vernon ou ailleurs, et qu'ils
se trouveraient ainsi sur le pavé, le jeudi soir, ne
sachant que faire; ils se voyaient dans le passage,
errant d'une façon lamentable, rêvant à des parties de
dominos gigantesques. En attendant ces mauvais jours^
th]£rèse RAQuur 211
ils jouissaient timidement de leurs derniers bonheurs»
ils venaient d*un air inquiet et doucereux à la bou-
tique, en se répétant chaque fois qu'ils n'y reviendraient
peut-être plus. Pendant plus d'un an, il eurent ces
craintes, ils n'osèrent s'étaler et rire en face des larmes
de madame Raquin et des silences de Thérèse. Ils ne se
sentaient plus chez eux» comme au temps de Camille;
ils semblaient, pour ainsi dire, voler chaque soirée
qu'ils passaient autour de la table de la salle à manger.
C'est dans ces circonstances désespérées que l'égoïsme
du vieux Michaud lé poussa à faire un coup de maître
en mariant la veuve du noyé.
Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud
firent une entrée triomphale. Ils avaient vaincu. La
salle à manger leur appartenait de nouveau, ils ne crai-
gnaient plus qu'on les en congédiât. Ils entrèrent en
gens heureux, ils s'étalèrent, ils dirent à la file leurs
anciennes plaisanteries. A leur attitude béate et con-
fiante, on voyait que, pour eux, une révolution venait
de s'accomplir. Le souvenir de Camille n'était plus là ;
le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé
par le mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies.
Laurent remplaçait Camille, toute raison de s'attrister
disparaissait, les invités pouvaient rire sans chagriner
personne, et même ils devaient rire pour égayer Tex-
cellente famille qui voulait bien les recevoir. Dès lors,
Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit mois
venaient sous prétexte de consoler madame Raquin,
purent mettre leur petite hypocrisie de côté et venir
212 THÉRÈSE RAQUIN
franchement pour s'endormir l'mi en face de l'autre,
au bruit sec des dominos.
Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque
semaine réunit une fois autour de la table ces têtes
mortes et grotesques qui exaspéraient Thérèse jadis.
La jeune fenmie parla de mettre ces gens à la
porte; ils l'irritaient avec leurs éclats de rire bétes,
avec leurs réflexions sottes. Mais Laurent lui fit com-
prendre qu'un pareil congé serait une faute; il fallait
autant que possible que le présent ressemblât au
passé; il fallait surtout conserver l'amitié de la police,
de ces imbéciles qui les protégeaient contre tout soup-
çon. Thérèse plia; les invités, bien reçus, virent avec
béatitude s'étendre une longue suite de soirées tièdes
devant eux.
Ce fut vers cette époque que la vie des époux se
dédoubla en quelque sorte.
Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la
nuit, Laurent s'habillait en toute hâte. Il n'était à son
aise, il ne reprenait son calme égoïste que dans la
salle à manger, attablé devant un énorme bol de café
au lait, que lui préparait Thérèse. Madame Raquin, im-
potente, pouvant à peine descendre à la boutique, le
regardait manger avec des sourires maternels. II ava-
lait du pain grillé, il s'emplissait l'estomac, il se ras-
surait peu à peu. Après le café, il buvait un petit verre
de cognac. Cela le remettait complètement. Il disait :
< A ce soir » à madame Raquin et à Thérèse, sans ja-
THERESE RAQUiN 213
mais les embrasser, puis il se rendait à son bureau en
flânant. Le printemps venait; les arbres des quais se
couvraient de feuilles, d'une légère dentelle d'un vert
pâle. En bas, la rivière coulait avec des bruits cares^
sants; en haut, les rayons des premiers soleils avaient
des tiédeurs douces. Laurent se sentait renaître dans
l'air frais; il respirait largement ces souffles de vie
jeune qui descendent des cieux d'avril et de mai; il
cherchait le soleil, s'arrêtait pour regarder les reflets
d'argent qui moiraient la Seine, écoutait les bruits
des quais, se laissait pénétrer par les senteurs acres'
du matin^ jouissait par tous ses sens de la matinée
claire et . heureuse. Certes, il ne songeait guère à
Camille; quelquefois il lui arrivait de contempler ma-
chioalement la Morgue, de l'autre- côté de l'eau; il
pensait alors au noyé en homme courageux qui pense-
rait à une peur béte qu'il aurait eue. L'estomac plein,
le visage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse,
il arrivait à son bureau et y passait la journée entière
à bâiller, à attendre l'heure de la sortie. Il n'était plus
qu'un employé comme les autres, abruti et ennuyé,
ayant la tête vide. La seule idée qu'il eût alors était
l'idée de donner sa démission et de louer un atelier ; il
rêvait vaguement une nouvelle existence de paresse,
et cela suffisait pour l'occuper jusqu'au 8<Mr. Jamais le
souvenir de la boutique du passage ne venait le trou-
bler. Le soir, après avoir désiré l'heure de la sortie
depuis le matin^ il sortait avec regret, il reprenait les
quais, sourdement troublé Q.t inquiet. Il avait beau
21 & THÉRÈSE RAQUIN
marcher lentement, il lui fallait enfin rentrer à la bou-
tique. Là, répouvante l'attendait.
Thérèse éprouv2\^t les mêmes sensations. Tant que
Laurent n'était pas auprès d'elle, elle se trouvait à
l'aise. Elle avait congédié la femme de ménage, disant
que tout traînait, que tout était sale dans la boutique
et dans l'appartement. Des idées d'ordre lui venaient.
La vérité était qu'elle avait besoin de marcher, d'agir,
de briser ses membres roidis. Elle tournait toute la
matinée, balayant, époussetant, nettoyant les cham-
bres, lavant la vaisselle, faisant des besognes qui l'au-
raient écœurée autrefois. Jusqu'à midi, ces soins de
ménage la tenaient sur les jambes, active et muette,
sans lui laisser le temps de songer à autre chose qu'aux
toiles d'araignée qui pendaient du plafond et qu'à la
graisse qui salissait les assiettes. Alors elle se mettait
en cuisine, elle préparait le déjeuner. A table, madame
Raquin se désolait de la voir toujours se lever pour
aller prendre les plats; elle était émue et fâchée de
l'activité que déployait sa nièce; elle la grondait, et
Thérèse répondait qu'il fallait faire des économies.
Après le repas, la jeune femme s'habillait et se décidait
enfin à rejoindre sa tante derrière le comptoir. Là, des
somnolences la prenaient; brisée par les veilles, elle
sommeillait, elle cédait à l'engourdissement volup-
tueux qui s'emparait d'elle, dès qu'elle était assise. Ce
n'étaient que de légers assoupissements, plein^s d'un
charme vague, qui calmaient ses nerfs, La pensée de
Camille. s'en allait; elle coûtait ce repos profond des
THÉRÈSE RAQUIN 215
malades que leurs douleurs quittent tout d*un coup.
Elle se sentait la chair assouplie, Tesprit libre, elle
s^enfonçait dans une sorte de néant tiède et réparateur.
Sans ces quelques moments de calme, son organisme
aurait éclaté sous la tension de son système nerveux;
elle y puisait les forces nécessaires pour souffrir encore
et s'épouvanter la nuit suivante. D'ailleurs, elle ne
s'endormait point, elle baissait à peine les paupières,
perdue au fond d'un rêve de paix ; lorsqu'une cliente
entrait, elle ouvrait les yeux, elle servait les quelques
sous de marchandise demandés, puis retombait dans
sa rêverie flottante. Elle passait ainsi trois ou quatre
heures, parfaitement heureuse, répondant par mono- ,
syllabes à sa tante, se laissant aller avec une véritable
jouissance aux évanouissements qui lui étaient la pen-
sée et qui l'affaissaient sur elle-même. Elle jetait à
peine, de loin en loin, un coup d'oeil dans le passage,
se trouvant surtout à l'aise par les temps gris, lors-
qu'il faisait noir et qu'elle cachait sa lassitude au fond
de l'ombre. Le passage humide, ignoble, traversé par
un peuple de pauvres diables mouillés, dont les para-
pluies s'égouttaient sur les dalles , lui semblait l'allée
d'un mauvais lieu, une sorte de corridor sale et sinistre
où personne ne viendrait la chercher et la troubler.
Par moments, en voyant les lueurs terreuses qui traî-
naient autour d'elle, en sentant l'odeur acre de Thu-
midité, elle s'imaginait qu'elle venait d'être enterrée
vive ; elle croyait se trouver dans la terre, au fond
d'une fosse commune où grouillaient des morts. Et celle
216 THÉRÈSE BAQUHI
pensée k consolait, l'apaisait; elle se disait qu*elle
était en sAreté maintenant, qu'elle allait mourir,
qu'elle ne souffrirait plus. D'autres fois, il lui fallait
tenir les yeux ouverts; Suzanne lui rendait visite et
restait à broder auprès du comptoir toute l'après-midi.
La femme d'Olivier, avec son visage mou, avec ses
gestes lents^ plaisait maintenant à Thérèse, qui éprou-
vait un étrange soulagement à regarder cette pauvre
créature toute dissoute ; elle en avait fait son amie, elle
aimait à la vdr à son côté, souriant d'un sourire p&le,
vivant à demi , mettant dans la boutique une fade
senteur de cimetière. Quand les yeux bleus de Su-
zanne, d*une transparence vitreuse, se fixaient sur les
siens, elle éprouvait au fond de ses os un froid bien-
faisant. Thérèse attendait ainsi quatre heures. A ce
moment, elle se remettait en cuisine, elle cherchait de
nouveau la fatigue, elle préparait le dîner de Laurent
avec une hâte fébrile. Et quand son mari paraissait sur
le seuil de la porte, sa gorge se serrait, l'angoisse tor-
dait de nouveau tout son être.
Chaque jour, les sensations des époux étaient à peu
près les mêmes. Pendant la journée, lorsqu*iIs ne se
trouvaient pas face à face, ils goûtaient des heures
délicieuses de repos; le soir, dès qu'ils étaient réunis,
un malaise poignant les envahissait.
C'étaient d'ailleurs de calmes soirées. Thérèse et
Laurent, qui frissonnaient à la pensée de rentrer dans
leur chambre, faisaient durer la veillée le plus long-
temps possible. Madame Raquin, à demi couchée au
THÉflÈSE RAQUIN 217
fond d*ua large fauteuil, était placée entre eux et cau-
sait de sa voix placide. Elle parlait de Vernon, pensant
toujours à son fils, mais évitant de le nommer, par
une sorte de pudeur; elle souriait à ses chers enfants,
elle faisait pour eux des projets d'avenir. La lampe
jetait sur sa face blanche des lueurs pâles ; ses paroles
prenaient une douceur extraordinaire dans l'air mort
et silencieux. Et, à ses côtés, les deux meurtriers,
muets, immobiles, semblaient l'écouter aveè recueille-
ment; à la vérité, ils ne cherchaient pas à suivre le
sens des bavardages de la bonne vieille, ils étaient
simplement heureux de ce bruit de paroles douces qui
les empêchait d'entendre l'éclat de leurs pensées. Ils
n'osaient se regarder, ils regardaient madame Raquin
pour avoir une contenance. Jamais ils ne parlaient
de se coucher ; ils seraient restés la jusqu*au matin,
dans le radotage caressant de l'ancienne mercière,
dans l'apaisement qu'elle mettait autour d'elle, si elle
n'avait [)as témoigné elle-même le désir de gagner son
lit. Alors seulement ils quittaient la salle c^i manger et
rentraient chez eux avec désespoir, comme on se jette
au fond d'un gouffre.
A ces soirées intimes, ils préférèrent bientôt de
beaucoup les soirées du jeudi. Quand ils étaient seuls
avec madame Raquin, ils ne pouvaient s'étourdir; le
mince filet de voix de leur tante , sa gaieté attendrie
n'étouffaient pas les cris qui les déchiraient. Ils sen-
taient venir l'heure du coucher, ils frémissaient lors-
que, par hasard, ils rencontraient du regard la porte
13
218 THÉRÈSE RAQUIN
de leur chambre ; rattente de l'instant où ils seraient
seuls devenait de plus en plus cruelle, à mesure que
la soirée avançait. Le jeudi, au contraire, ils se gri-
maient de sottise, ils oubliaient mutuellement leur pré-
sence, ils souffraient moins. Thérèse elle-même finit
par souhaijter ardemment les jours de réception. Si
Michaud et Grivet n'étaient pas venus, elle serait allée
les chercher. Lorsqu'il y avait des étrangers dans la
salle à manger, entre elle et Laurent, elle se sentait
plus calme; elle aurait voulu qu'il y eût toujours là des
invités, du bruit, quelque chose qui l'étourdtt et Tiso-
làt. Devant le monde, elle montrait une sorte de gaieté
nerveuse. Laurent retrouvait, lui aussi, ses grosses
plaisanteries de paysan, ses rires gras, ses farces d'an-
cien rapin. Jamais les réceptions n'avaient été si gaies
ni si bruyantes.
C'est ainsi qu'une fois par semaine, Laurent et Thé-
rèse pouvaient rester face à face sans frissonner.
. Bientôt une crainte les prit. La paralysie gagnait
peu à peu madame Raquin, et ils prévirent le jour où
elle serait clouée dans son fauteuil, impotente et hé-
bétée. La pauvre vieille commençait à balbutier des
lambeaux de phrase qui se cousaient mal les uns aux
autres ; sa voix faiblissait, ses membres se mouraient
un à un. Elle devenait une chose. Thérèse et Laurent
voyaient avec effroi* s'en aller cet être qui les séparait
encore et dont la voix les tirait de leurs mauvais rêves.
Quand l'intelligence aurait abandonné l'ancienne mer-
cière et qu'elle resterait muette et roidie au fond de
THÉRtoR RAQUIN 219
son fauteuil, ils se trouveraient seuls; l^soir» ils ne
pourraient plus échapper à un téte«à-téte redoutable.
Alors leur épouvante commencerait à six heures, au
lieu de commencer à minuit ; ils en deviendraient fous.
Tous leurs efforts tendirent à conserver à madame
Raquin une santé qui leur était si précieuse. Ils firent
venir des médecins^ ils furent aux petits soins auprès
d*elle, ils trouvèrent même dans ce métier de garder
malade un oubli , un apaisement qui les engagea à
redoubler de zèle. Ils ne voulaient pas perdre un tiers
qui leur rendait les soirées supportables ; ils ne vou«
laient pas que la salle à manger, que la maison tout
entière devint un lieu cruel et sinistre comme leur
chambre. Madame Raquin fut singulièrement touchée
des soins empressés qu'ils lui prodiguaient ; elle s*ap^
plaudissait, avec des larmes, de les avoT unis et de
leur avoir abandonné ses quarante et quelques mille
francs. Jamais, après la mort de son fils, elle n'avait
compté sur une pareille affection à ses dernières
heures ; sa vieillesse était tout attiédie par la tendresse
de ses chers enfants. Elle ne sentait pas la paralysie
implacable qui, malgré tout, la roidissait davantage
chaque jour.
Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double
existence. Il y avait en chacun d'eux comme deux êtres
bien distincts : un être nerveux et épouvanté qui fris-
sonnait dès que tombait le crépuscule, et un être
engourdi et oublieux, qui respirait à Taise dès que se
levait le soleil. Ils vivaient deux vies, ils criaient d'an*
220 THÉRÈSE RAQUIN
goisse, seuf à seule, et ils souriaient paisiblement
lorsqu'il y avait du monde. Jamais leur visage, en
public, ne laissait deviner les souffrance^ qui venaient
de les déchirer dans l'intimité ; ils paraissaient calmes
et heureux, ils cachaient instinctivement leurs maux.
Personne n'aurait soupçonné, à les voir si tran-
quilles pendant le jour, que des hallucinations les tor-
turaient chaque nuit. On les eût pris pour un ménage
béni du ciel, vivant en pleine félicité. Grivet les appe-
lait galamment ^ les tourtereaux. » Lorsque leurs yeux
étaient cernés par des veilles prolongées, il les plai-
santait, il demandait à quand le baptême. Et toute la
société riait. Laurent et Thérèse pâlissaient à peine ,
parvenaient à sourire ; ils s'habituaient aux plaisante-
ries risquées du vieil employé. Tant qu'ils se trou-
vaient dans la salle à manger, ils étaient maîtres de
leurs terreurs. L'esprit ne pouvait deviner l'effroyable
changement qui se produisait en eux, lorsqu'ils s*en-
fermaient dans la chambre à coucher. Le jeudi soir
surtout, ce changement était d'une brutalité si violente
qu'il semblait s'accomplir dans un monde surnaturel.
Le drame de leurs nuits, par son étrangeté, par ses
emportements sauvages, dépassait toute croyance et
restait profondément caché au fond de leur être endo-
lori. Ils auraient parlé qu'on les eût crus fous.
— Sont-ils heureux, ces amoureux-là! disait souvent
le vieux Michaud. Ils ne causent guère, mais ils n'en
pensent pas moins. Je parie qu'ils se dévorent de ca-
resses, quand nous ne sommes plus là.
THÉBÈSE RAQUIN 221
Telle était Topinion de toute la société. Il arriva que
Thérèse et Laurent furent donnés comme un ménage
modèle. Le 'passage du Pont-Neuf entier célébrait
l'affection, le bonheur tranquille, la lune de miel éter-
nelle des deux époux. Eux seuls savaient que le cada-
vre de Camille couchait entre eux; eux seuls sentaient,
sous la chair calme de leur visage, les contractions
nerveuses qui, la nuit, tiraient horriblement leurs traits
et changeaient l'expression placide de leur physio-
nomie en un masque ignoble et douloureux.
XXV
Au bout de quatre mois, Laurent songea à retirer les
bénéfices qu'il s'était promis de son mariage. Il aurait
abandonné sa femme et se serait enfui devant le
spectre de Camille, trois jours après la noce, si son
intérêt ne l'eût pas cloué dans la boutique du passage.
Il acceptait ses nuits de terreur, il restait au milieu
des angoisses qui Tétouffaient, pour ne pas perdre les
profits de son crime. En quittant Thérèse, il retombait
dans la misère, il était forcé de conserver son emploi;
en demeurant auprès d'elle , il pouvait au contraire
contenter ses appétits de paresse, vivre grassement,
sans rien faire , sur les rentes que madame Raqain
avait mises au nom de sa femme. Il est à croire qu'il
se serait sauvé avec les quarante mille francs, s'il avait
pu les réaliser ; mais la vieille mercière, conseillée par
Michaud, avait eu la prudence de sauvegarder dans le
contrat les intérêts de sa nièce. Laurent se trouvait
ainsi attaché à Thérèse par un lien puissant. En dé-
THÊhKSE RAQUIN 225
dommagement de ses nuits atroces, il voulut au moins
se faire entretenir dans une oisiveté heureuse, bien
nourri, chaudement vêtu, ayant en poche Targent
nécessaire pour contenter ses caprices. A ce prix seul,
il consentait à coucher avec le cadavre du noyé.
Un soir, il annonça à madame Raquin et h sa femme
qu'il avait donné sa démission et qu'il quitterait son
bureau à la fin de la quinzaine. Thérèse eut un geste
d'inquiétude. Il se hâta d'ajouter qu'il allait louer un
petit atelier où il se remettrait à faire de la peinture.
11 s'étendit longuement sur les ennuis de son emploi,
sur les larges horizons que l'art lui ouvrait; mainte-
nant qu'il avait quelques sous et qu'il pouvait tenter
le succès, il voulait voir s'il n'était pas capable de
grandes choâes. La tirade qu'il déclama à ce propos
cachait simplement une féroce envie de reprendre son
ancienne vie d'atelier. Thérèse, les lèvres pincées, ne
répondit pas ; elle n'entendait point que Laurent lui
dépensât la petite fortune qui assurait sa liberté. Lors-
que son mari la pressa de questions, pour obtenir son
consentement, elle fit qtielques réponses sèches ; elle
lui donna à comprendre que^ s'il quittait son bureau,
il ne gagnerait plus rien et serait complètement à sa
charge. Tandis qu'elle parlait, Laurent la regardait
d'une façon aiguë qui la troubla et arrêta dans sa gorge
le refus qu'elle allait formuler; elle crut lire dans les
yeux de son complice cette pensée menaçante : « Je
dis tout, si tu ne consens pas. v Elle se mit à balbu-*
tier. Madame Raquin s'écria alors que le désir de son
224 THÉRÈSE RAQUIN
cher flls était trop juste, et qu*il fallait lui donner les
moyens de devenir un homme de talent. La bonne
dame gâtait Laurent comme elle avait gâté Camille ;
elle était tout amollie par les caresses que lui prodi-
guait le jeune homme, elle lui appartenait et se ran-
geait toujours à son avis.
Il fut donc décidé que l'artiste louerait un atelier et
qu'il toucherait cent francs par mois pour les divers
frais qu'il aurait à faire. Le budget de la famille fut
ainsi réglé : les bénéfices réalisés dans le commerce
de mercerie payeraient le loyer de la boutique et de
l'appartement, et suffiraient presque aux dépenses
journalières du ménage; Laurent prendrait le loyer
de son atelier et ses cent francs par mois sur les deux
mille et quelques cents francs de rente ; le reste de
ces rentes serait appliqué aux besoins communs. De
cette façon, on n'entamerait pas le capital. Thérèse
se tranquillisa un peu. Elle fit jurer à son mari de ne
jamais dépasser la somme qui lui était allouée. D'ail-
leurs, elle se disait que Laurent ne pouvait s'em-
parer des quarante mille francs sans avoir sa signa-
ture , et elle se promettait bien de ne signer aucun
papier.
Dès le lendemain, Laurent loua, vers le bas de la rue
Mazarine , un petit atelier qu'il convoitait depuis un
mois. 11 ne voulait pas quitter son emploi sans avoir
un refuge pour passer tranquillement ses journées, loin
de Thérèse. Au bout de la quinzaine , il fit ses adieux
à ses collègues. Grivet fut stupéfait de son départ. Un
THÉRÈSE RAQOIN 225
jeune homme, disait-il, qui avait devant lui un si bel
avenir, un jeune homme qui en était arrivé, en quatre
années, au chiffre d'appointements que lui, Grivet,
avait mis vingt ans à~ atteindre ! Laurent le stupéfia
encore davantage en lui disant qu'il allait se remettre
tout entier a la peinture.
Enfin Tartiste s'installa dans son atelier. Cet atelier
était une sorte de grenier carré, long et large d'envi-
ron cinq ou six mètres ; le plafond s'inclinait brusque-
ment, en pente raide, percé d'une large fenêtre qui
laissait tomber une lumière blanche et crue sur le
plancher et sur les murs noirâtres. Les bruits de la
rue ne montaient pas jusqu'à ces hauteurs. La pièce,
silencieuse, blafarde, s'ouvrant en haut sur le ciel,
ressemblait à un trou , à un caveau creusé dans une
argile grise. Laurent meubla ce caveau tant bien que
mal ; il y apporta deux chaises dépaillées, une table
qu'il appuya contre un mur pour qu'elle ne se laissât
pas glisser à terre, un vieux buffet de cuisine, sa boîte
à couleurs et son ancien chevalet ; tout le luxe du lieu
consista en un vaste divan qu'il acheta trente francs
chez un brocanteur.
11 resta quinze jours sans songer seulement à tou-
cher à ses pinceaux. Il arrivait entre huit et neuf
heures, fumait, se couchait sur le divan, attendait
midi, heureux d'être au matin et d'avoir encore devant
lui de longues heures de jour. A midi, il allait déjeu-
ner, puis il se hâtait de revenir, pour être seul, pour ne
plus voir le visage pâle de Thérèse. Alors il digérait,
13.
226 THéiièSE RAQom
il donnait, il se vautrait jusqu'au soir. Son atelier était
un lieu de paix où il ne tremblait pas. Un jour sa femme
lui demanda à visiter son cher refuge. 11 refusa , et
comme, malgré son refus, elle vint frapper à sa porte,
il n'ouvrit pas ; il lui dit le soir qu'il avait passé la
journée au musée du Louvre. Il craignait que Thérèse
n'introduisit avec elle le spectre de Camille.
L'oisiveté finit par loi peser. Il acheta une toile et
des couleurs, il se mit à l'œuvre. N'ayant pas assez
d'argent pour payer des modèles, il résolut de peindre
au gré de sa fantaisie, sans se soucier de la nature. Il
entreprit une tête d'homme.
D'ailleurs, il ne de clottra plus autant ; il travailla
pendant deux ou trois heures chaque matin et employa
ses après-midi à flâner ici et là, dans Paris et dans la
banlieue. Ce fut en rentrant d'une de ces longues pro-
menades qu'il rencontra, devant l'Institut, son ancien
ami de collège, qui avait obtenu un joli succès de ca-
maraderie au dernier Salon.
— Comment, c'est toi! s'écria le peintre. Ah! mon
pauvre Laurent, je ne t'aurais jamais reconnu. Tu as
maigri.
— Je me suis marié, répondit Laurent d'un ton em-
barrassé.
— Marié, toi ! Ça ne m'étonne plus de te voir tout
dr6Ie... Et que fais-tu maintenant?
— J'ai loué un petit atelier ; je peins un peu , le
matin.
Laurent conta son mariage en quelques mots ; puis
X
THÉRÈSE RAQUIN 227
il^poôa ses projeta d'avenir d*une voix fiévreuse. Son
aàùi le regardait d'un air étonné qui le troublait etl'in-
/quiétait, La vérité était que le peintre ne retrouvait
pas dans le mari de Thérèse le garçon épais et com-
— mOB-^a'ii avait connu autrefois. Il lui semblait que
Laurent prenait des allures distinguées ; le visage s'était
aminci et avait des pâleurs de bon goût, le corps entier
se tenait plus digne et plus souple.
^- Mais tu deviens joli garçon, ne put s*empécher de
s'écrier Tarliste, tu as uûe tenue d'ambassadeur. C'est
du dernier chic. A quelle école es-tu donc?
L'examen qu'il subissait pesait beaucoup à Laurent.
H n'osait s'éloigner d'une façon brusque.
— Veux-tu monter un instant à mon atelier, de-
manda-t-il enfin à son ami, qui ne le quittait pas.
— Volontiers, répondit celui-ci.
Le peintre, ne se rendant pas compte des change-
ments qu'il observait, était désireux de visiter l'atelier
de son ancien camarade. Certes, il ne montait pas cinq
étages pour voir les nouvelles œuvres de Laurent, qui
allaient sûrement lui donner des nausées; il âvâit la
seule envie de contenter sa curiosités
Quand il fut monté et qu'il eut jeté un coup d'œil
sur les toiles accrochées aux murs, son étonnement
redoubla. 11 y avait là cinq études, deux tètes de
femme et trois têtes d'homme, peintes avec une véri-
table énergie ; l'allure en était grasse et solide, cha-
que morceau s'enlevait par taches magnifiques sur
les fonds d'un gris clair. L'artiste s'approcha vive-
228 TfiEHÊSE RAQDIN
ment, et, stupéfait, ne cherchant même pas à cacher
sa surprise :
— C'est toi qui as fait cela? demanda-t-il à Lau-
rent.
— Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses qui
me serviront pour un grand tableau que je prépare.
— Voyons, pas de blague, tu es vraiment Fauteur
de ces machines-là ?
— £h ! oui. Pourquoi n'en serais-je pas l'auteur?
Le peintre n'osa répondre : c Parce que ces toiles
sont d'un artiste, et que tu n'as jamais été qu'un ignoble
maçon. » 11 resta longtemps en silence devant les
études. Certes, ces études étaient gauches, mais elles
avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu'elles
annonçaient un sens artistique des plus développés.
On eût dit de la peinture vécue. Jamais l'ami de Lau-
rent n'avait vu des ébauches si pleines de hautes pro-
messes. Quand il eut bien examiné les toiles, il se
tourna vers l'auteur :
— Là, franchement, lui dit-il, je ne t'aurais pas cru
capable de peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir
du talent? Ça ne s'apprend pas d'ordinaire.
Et il considérait Laurent, dont la voix lui semblait
plus douce, dont chaque geste avait une sorte d'élé-
gance. Il ne pouvait deviner l'effroyable secousse oui
avait changé cet homme, en développant en lui des
nerfs de femme, des sensations aiguëset délicates. Sans
doute un phénomène étrange s'était accompli dans
l'organisme du meurtrier de Camille. Il est difficile à
THÉRÈSE RAQUIN 229
Tanalyse de pénétrer à de telles profondeurs. Laurent
était peut-être devenu artiste comme il était dévenu
peureux, à la suite du grand détraquement qui avait
bouleversé sa chair et son esprit. Auparavant, il étouf-
fait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé
par l'épaisse vapeur de santé qui l'entourait ; mainte-
nant, maigri, frissonnant, il avait la verve inquiète, les
sensations vives et poignantes des tempéraments ner-
veux. Dans la vie de terreur qu'il menait , sa pensée
délirait et montait jusqu'à l'extase du génie; la ma-
ladie en quelque sorte morale, la névrose dont tout
son être était secoué, développait en lui un sens ar-
tistique d'une lucidité étrange ; depuis qu'il avait tué,
sa chair s'était comme allégée, son cerveau éperdu lui
semblait immense, et, dans ce brusque agrandisse-
ment de sa pensée, il voyait passer des créations
exquises, des rêveries de poète. Et c'est ainsi que ses
gestes avaient pris une distinction subite , c'est ainsi
que ses œuvres étaient belles, rendues tout d'un coup
personnelles et vivantes.
Son ami n'essaya pas davantage ie s'expliquer la
naissance de cet artiste. Il s'en alla avec son étonne-
ment. Avant de partir, il regarda encore les toiles et
dit à Laurent :
— Je n'ai qu'un reproche à te faire, c'est que toutes
tes études ont un air de famille. Ces cinq têtes se
ressemblent. Les femmes elles-mêmes prennent je ne
sais quelle allure violente qui leur donne l'air d'hom-
mes déguisés.. . Tu comprends, si tu veux faire un
230 THÉRÈSE RAQUIN
tableau avec ce» ébaucbeft*là, il faudra changer queU
que&^unes des physionomie»; tes personnages ne peu-
vent pas être tous frères, cela ferait rire.
Il sortit de Fatelier, et ajouta sur le carré» en
riant :
— Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t'avoir vu*
Maintenant je vais croire aux miracles... Bon Dieul
est-tu comme il faut l
Il descendit. Laurent rentra dans Tatelier, vivement
troublé. Lorsque son ami lui avait fait Tobservation
que toutes ses têtes d*étude avaient un air de famille, il
s'était brusquement tourné pour cacher sa pâleur «
C'est que déjà cette ressemblance fatale l'avait frappé.
H revint lentement se placer devant les toiles ; à me-
sure qu'il les contemplait, qu'il passait de l'une à
l'autre, une sueur glacée lui mouillait le d08.
— 11 a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent
tous... Ils ressemblent à Camille.
Il se recula , il s'assit sur le divan , sans pouvoir
détacher les yeux des têtes d'étude. La première était
une face de vieillard, avec une longue barbe blandie ;
sous cette barbe blanche, l'artiste devinait le menton
maigre de Camille. La seconde représentait une jeune
fille blonde, et cette jeune fille le regardait avec les
yeux bleus de sa victime. Les trois autres figures
avaient chacune quelque trait du noyé. On eût dit
Camille grimé en vieillard, en jeune fille, prenant le
déguisement qu'il plaisait au peintre de lui donner,
mais gardant toujours le caractère général de sa phy-
THÉRÈSE RAQUIN ' 231
sionomie» Il existait une autre ressemblance terrible
entre ces têtes : elles paraissaient souffrantes et ter-
rifiées, elles étaient comme écrasées sous le même
sentiment d'horreur. Chacune avait un léger pli à
gauche de la bouche, qui tirait les lèvres et les faisait
grimacer. Ce pU, que Laurent se rappela avoir vu sur
la face convulsionnée du noyé, les frappait d*un signe
d'ignoble parenté.
Laurent comprit qu'il avait trop regardé Camille
à la Morgue. L'image du cadavre s'était gravée pro-
fondément en lui. Maintenant, sa main, sans qu'il en
eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage
atroce dont le souvenir le suivait partout.
Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le di-
van, crut voir les figures s'animer. Et il eut cinq
Camille devant lui, cinq Camille que ses propres
doigts avaient puissamment créés , et qui , par une
étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous
les sexes. Il se leva , il lacéra les toiles et les jeta
dehors. Il se disait qu'il mourrait d'effroi dans son
atelier, s'il le peuplait lui-même des portraits de sa
victime.
Une crainte venait de le prendre : il redoutait de ne
pouvoir plus dessiner une tête, sans dessiner celle du
noyé. Il voulut savoir tout de suite s'il était maître de
sa main. Il posa une toile blanche sur son chevalet;
puis, avec un bout de fusin, il indiqua une figure en
quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Lau-
rent effaça brusquement cette esquisse et en tenta une
232 THÉRÈSE RAQUIN
autre. Pendant une heure, il se débattit contre la fata-
lité qui poussait ses doigts. A chaque nouvel essai, il
revenait à la tête du noyé. II avait beau tendre sa
volonté, éviter les lignes qu'il connaissait si bien; mal-
gré lui, il traçait ces lignes, il obéissait à ses muscles,
à ses nerfs révoltés. Il avait d'abord jeté les croquis
rapidement ; il s'appliqua ensuite à conduire le fusain
avec lenteur. Le résultat fut le même : Camille, gri-
maçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la
toile. L'artiste esquissa successivement les tètes les
plus diverses, des tètes d'anges, de vierges avec des
auréoles, de guerriers romains coiffés de leur casque,
d'enfants blonds et roses, de vieux bandits couturés
de cicatrices; toujours, toujours le noyé renaissait, il
était tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant et
bandit. Alors Laurent se jeta dans la caricature, il
exagéra les traits, il fit des profils monstrueux, il in-
venta des têtes grotesques, et il ne réussit qu'à rendre
plus horribles les portraits frappants de sa victime. H
finit par dessiner des animaux , des chiens et des
chats ; les chiens et les chats ressemblaient vague-
ment à Camille.
Une rage sourde s'était emparée de Laurent. Il creva
la toile d*un coup de poing, en songeant avec déses-
poir à son grand tableau. Maintenant il n'y fallait plus
penser; il sentait bien que, désormais, il ne dessine-
rait plus que la tète de Camille, et, comme le lui avait
dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes,
feraient rire. 11 s'imaginait ce qu'aurait été son œuvre;
THÉRÈSE RAQUIN 233
il voyait sur les épaules de ses personnages, des hom-
mes et des femmes, la face blafarde et épouvantée
du noyé ; l'étrange spectacle qu'il évoquait ainsi lui
parut d'un ridicule atroce et l'exaspéra.
Ainsi il n'oserait plus travailler, il redouterait tou-
jours de ressusciter sa victime au moindre coup de
pinceau. S'il voulait vivre paisible dans son atelier, il
devrait ne jamais y peindre. Cette pensée que ses
doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de re-
produire sans cesse le portrait de Camille lui fit regar-
der sa main avec terreur. Il lui semblait que cette
main ne lui appartenait plus.
XXVI
La crise dont madame Raquia était menacée se Aé-
Clara. Brusquement, la paralysie, qui depuis plusieurs
mois rampait le long de ses membres, toujours près
de rétreindre, la prit à la gorge et lui lia le corps. Un
^oir, comme elle s'entretenait paisiblement avec Thé-
rèse et F^aurent, elle resta, au milieu d'une phrase, la
bouche béante : il lui semblait qu'on l'étranglait.
Quand elle voulut crier, appeler au secours, elle ne
put balbutier que des sons rauques. Sa langue était
devenue de pierre. Ses mains et ses pieds s'étaient
roidis. Elle se trouvait frappée de mutisme et d'immo-
bilité.
Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce
coup de foudre, qui tordit la vieille mercière en moins
de cinq secondes. Quand elle fut roide et qu'elle fixa
sur eux des regards suppliants, ils la pressèrent de
questions pour connaître la cause de sa souffrance.
Elle ne put répondre, elle continua aies regarder avec
THÉRÈSE RAQUIN 235
uoe angoisse profonde. Us comprirent alors qu'ils
n'avaient plus qu'un cadavre devant eux, un cadavre
vivant à moitié qui les voyait et les entendait, mais qui
ne pouvait leur parler. Cette crise les désespéra : au
fond^ ils se souciaient peu des douleurs de la paraly*
tique, ils pleuraient sur eux« qui vivraient désormais
dans un éternel tète-à-téte.
Dès ce jour, la vie des époux devint intolérable. Us
passèrent des soirées cruelles, en face de la vieille im-*
potente qui n'endormait plus leur effroi de ses doux
radotages. Elle gisait dans un fauteuil, comme un pa^
quet. comme une chose, et ils restaient seuls , aux
deux bouts de la table, embarrassés et inquiets. Ce
cadavre ne les séparait plus ; par moments, ils l'on*
bliaient, ils le confondaient avec les meubles. Alors
leurs épouvantes de la nuit les prenaient , la salle à
manger devenait, comme la chambre, un lieu terrible
où se dressait le spectre de CamiUe. Us souffrirent
ainsi quatre ou cinq heures de plus par jour< Dès le
crépuscule, ils frissonnaient, baissant Vabat-jour de
la lampe pour ne pas se voir* tâchant de croire que
madame Raquin allait parler et leur rappeler ainsi
sa présence. S'ils la gardaient, s'ils ne se débarras-
saient pas d'elle, c'est que ses yeux vivaient encore ,
et qu'ils éprouvaient parfois quelque soulagement à les
regarder se mouvoir et briller.
Us plaçaient toujours la vieille impotente sous la
clarté crue de la lampe, afin de bien éclairer son visage
et de l'avoir sans cesse devant eux. Ce visage mou et
236 THÉRÈSE RAQUIN
blafard, eût été un spectacle insoutenable pour d'au-
tres, mais ils éprouvaient un tel besoin de compagnie,
qu'ils y reposaientleurs regards avec une véritable joie.
On eût dit le masque dissous d'une morte, au milieu
duquel on aurait mis deux yeux vivants; ces yeux
seuls bougeaient, roulant rapidement dans leur orbite;
les joues, la bouche étaient comme pétrifiées, elles gar-
daient une immobilité qui épouvantait. Lorsque ma-
dame Raquin se laissait aller au sommeil et baissait
les paupières, sa face, alors toute blanche et toute
muette, était vraiment celle d'un cadavre ; Thérèse et
Laurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, fai-
saient du bruit jusqu'à ce que la paralytique eût relevé
les paupières et les eût regardés. Ils Tobligeaient ainsi
à rester éveillée.
Ils la considéraient comme une distraction qui les
tirait de leurs mauvais rêves. Depuis qu'elle était in-
firme, il fallait la soigner ainsi qu'un enfant. Les soins
qu'ils lui prodiguaient les forçaient à secouer leurs
pensées. Le matin, Laurent la levait, la portait dans
son fauteuil, et, le soir, il la remettait sur son lit; elle
était lourde encore, il devait user de toute sa force
pour la prendre délicatement entre ses bras et la
transporter. C'était également lui qui roulait son fau-
teuil. Les autres soins regardaient Thérèse : elle habil-
lait l'impotente, elle la faisait manger, elle cherchait à
comprendre ses moindres désirs. Madame Raquin con-
serva pendant quelques jours l'usage de ses mains,
elle put écrire sur une ardoise et demander ainsi ce
TflÉRÈSE RAQUIN 237
dont elle avait besoin ; puis ces mains moururent, il lui
devint impossible de les soulever et de tenir un crayon;
dès lors, elle n'eut plus que le langage du regard, il
fallut que sa nièce devinât ce qu'elle désirait. La jeune
femme se voua au rude métier de garde-malade ; cela
lui créa une occupation de corps et d'esprit qui lui fit
grand bien.
Les époux, pour ne point rester face à face roulaient
dès le matin, dans la salle à manger , le fauteuil de la
pauvre vieille. Ils l'apportaient entre eux, comme si
elle eût été nécessaire à leur existence ; ils la faisaient
assister à leur repas, à toutes leurs entrevues. Us
feignaient de ne pas comprendre, lorsqu'elle témoi-
gnait le désir de passer dans sa chambre. Elle n'était
bonne qu'à rompre leur téte-à-téte, elle n'avait pas le
droit de vivre à part. A huit heures, Laurent allait à
son atelier, Thérèse descendait à la boutique, la
paralytique demeurait seule dans la salle à manger
jusqu'à midi; puis, après le déjeuner, elle se trouvait
seule de nouveau jusqu'à six heures. Souvent, pendant
la journée, sa nièce montait et tournait autour d'elle,
s'assurant si elle ne manquait de rien. Les amis de la
famille ne savaient quels éloges inventer pour exalter
les vertus de Thérèse et de Laurent.
Les réceptions du jeudi continuèrent^ et Timpotente
y assista, comme par le passé. On approchait son fau-
teuil de la table; de huit heures à onze heures, elle
tenait les yeux ouverts, regardant tour à tour les in-
vités avec des lueurs pénétrantes. Les premiers jours.
2S8 THâRÈSE RAQUIN
le vieux Midiaud et Grivet demeurèrent un peu em*
barrasses en face du cadavre de leur vieille amie; ils
ne savaient quelle contenance tenir, ils n'éprouvaient
qu'un chagrin médiocre, et ils se demandaient dans
quelle juste mesure il était convenable de s'attrister.
Fallait-il parler à cette face morte, fallait-il ne pas
s'en occuper du tout? Peu à peu, ils prirent le parti de
traiter madame Raquin comme si rien ne lui était ar-
rivé. Ils finirent par feindre d'ignorer complètement
son état. Ils causaient avec elle, faisant les demandes
et les réponses^ riant pour elle et pour eux, ne se
laissant jamais démonter par l'expression -rigide de
son visage. Ce fut un étrange spectacle; ces hommes
avaient l'air de parler raisonnablement à une statue^
comme les petites filles parlent à leur poupée. rLa
paralytique se tenait roide et muette devant eux, et
ils bavardaient, et ils multipliaient les gestes» ayant
avec elle des conversations très-animées. Michaud et
Grivet s'applaudirent de leur excellente tenue. En agis-
sant ainsi, ils croyaient faire preuve de politesse ; ils
s'évitaient, en outre, l'ennui des condoléances d'usage.
Madame Raquin devait être flattée de se voir traitée en
personne bien portante, et, dès lors, il leur était per-
mis de s'égayer en sa présence sans le moindre scru-^
pule. .
Grivet eut une manie. Il affirma qu'il s'entendait
parfaitement avec madame Raquin, qu'elle ne pouvait
le regarder sans qu'il comprît sur-le-champ ce qu'elle
désirait. C'était encore là une attention délicate. Seu<«
THÉRÈSE RAQUIN 239
Ieii\ent, à chaque fois, Grivet se trompait. Souvent, il
interrompait la partie de dominos, il examinait la pa-
ralitique dont les yeux suivaient paisiblement le jeu,
et il déclarait qu'elle demandait telle ou telle chose.
Vérification faite^ madame Raquin ne demandait rien
du tout ou demandait une chose toute différente. Cela
ne décourageait pas Grivet, qui lançait un victorieux :
« Quand Je vous le disais! » et qui recommençait
quelques minutes plus tard. C'était une bien autre
affaire lorsque Timpotente témoignait ouvertement un
désir ; Thérèse, Laurent, les invités nommaient Tun
après l'autre les objets qu'elle pouvait souhaiter. Gri-
vet se faisait alors remarquer par la maladresse de ses
offres. Il nommait tout ce qui lui passait par la tête,
au hasard, offrant toujours le contraire de ce que ma-
dame Raquin désirait. Ce qui ne lui empêchait pas de
répéter :
— Moi, je lis dans ses yeux comme dans un livre.
Tenez, elle me dit que j*ai raison... N'est-ce pas, chère
dame... Oui, oui.
D'ailleurs, ce n'était pas une chose facile que de
saisir les souhaits de la pauvre vieille. Thérèse seule
avait cette science. Elle communiquait assez aisément
avec cette intelligence murée, vivante encore et en-
terrée au fond d'une chair morte. Que se passait-il
dans cette misérable créature qui. vivait juste assez
pour assister à la vie sans y prendre part ? Elle voyait,
elle entendait, elle raisonnait sans doute d'une façon
nette et claire, et elle n'avait plus le geste, elle n'avait
2/i0 THÉRÈSE RAQUIN
plus la voix pour exprimer au dehors les pensées qui
naissaient en elle. Ses idées l'étouffaient peut-être. Elle
n*aurait pu lever la main, ouvrir la bouche, quand
même un de ses mouvements, une de ses paroles eût
décidé des destinées du monde. Son esprit était comme
un de ces vivants qu'on ensevelit par mégarde et
qui se réveillent dans la nuit de la terre, à deux ou
trois mètres au-dessous du sol; ils crient^ ils se débat-
tent, et Ton passe sur eux sans entendre leurs atroces
lamentations. Souvent, Laurent regardait madame Ra-
quin, les lèvres serrées, les mains allongées sur les
genoux^ mettant toute sa vie dans ses yeux vifs et
rapides, et il se disait :
— Qui sait à quoi elle peut penser toute seule...
11 doit se passer quelque drame cruel au fond de cette
morte.
Laurent se trompait, madame Raquin était heureuse,
heureuse des soins et de Taffection de ses chers en-
fants. Elle avait toujours rêvé de finir comme cela,
lentement, au milieu de dévouements et de caresses.
Certes, elle aurait voulu conserver la parole pour re-
mercier ses amis qui l'aidaient à mourir en paix. Mais
elle acceptait son état sans révolte ; la vie paisible et
retirée qu'elle avait toujours menée, les douceurs de
son tempérament lui empêchaient de sentir trop ru-
dement les souffrances du mutisme et de l'immobilité.
Elle était redevenue enfant, elle passait des journées
sans ennui, à regarder devant elle, à songer au passé.
Elle finit même par goûter des charmes à rester
THÉRÈSE RAQUIN 2k\
bien sage dans son fauteuil , comme une petite fille.
Ses yeux prenaient chaque jour une douceur, une
clarté plus pénétrantes. Elle en était arrivée à se ser-
vir de ses yeux comme d*une main, comme d*une
bouche, pour demander et remercier. Elle sup-
pléait ainsi, d'une façon étrange et charmante, aux
organes qui lui faisaient défaut. Ses regards étaient
beaux d'une beauté céleste, au milieu de sa face dont
les chairs pendaient molles et grimaçantes. Depuis
que ses lèvres tordues et inertes ne pouvaient plus
sourire, elle souriait du regard, avec des tendresses
adorables; des lueurs humides passaient, et des rayons
d'aurore sortaient des orbites. Rien n'était plus singu-
lier que ces yeux qui riaient comme des lèvres dans
ce visage mort; le bas du visage restait morne et
blafard, le haut s'éclairait divinement. C'était surtout
pour ses chers enfants qu'elle mettait ainsi toutes ses
reconnaissances, toutes les affections de son âme dans
un simple coup d'oeil. Lorsque, le soir et le ma-
tin, Laurent la prenait entre ses bras pour la trans-
porter, elle le remerciait avec amour par des regards
pleins d'une tendre effusion.
Elle vécut ainsi pendant plusieurs semaines, atten-
dant la mort, se croyant à l'abri de tout nouveau
malheur. Elle pensait avoir payé sa part de souf-
france. Elle se trompait. Un soir, un effroyable coup
l'écrasa.
Thérèse et Laurent avaient beau la mettre entre
ux , en pleine lum ière, elle ne vivait plus assez pour
11
2/i2 THtRÈSX RAQurn
les séparer et les défendre contre leurs angoisses.
Quand ils oubliaient qu'elle était là, qu'elle les voyait
et les entendait, la folie les prenait, ils apercevaient
Camille et cherchaient à le chasser. Alors, ils balbu^
tiaient, ils laissaient échapper malgré eux des aveux^
des phrases qui finirent par tout révéler à madame
Raquin. Laurent eut une sorte de crise pendant laquelle
il parla comme un halluciné. Brusquement, la paraly-
tique comprit.
Une effrayante contraction passa sur son visage, et
elle éprouva une telle secousse, que Thérèse crut
qu'elle allait bondir et crier. Puis elle retomba dans
une rigidité de fer. Cette espèce de choc fut d'autant
plus épouvantable qu'il sembla galvaniser un cadavre.
La sensibilité, un instant rappelée, disparut; l'impo*-
tente demeura plus écrasée, plus blafarde. Ses yeux,
si doux d'ordinaire, étaient devenus noirs et durs, pa-
reils à des morceaux de métal.
Jamais désespoir n'était tombé plus rudement dans
un être. La sinistre vérité,comme un éclair, brûla les
yeux de la paralytique et entra en elle avec le beurt
suprême d'un coup de foudre. Si elle avait pu se lever,
jeter le cri d'horreur qui montait à sa gorge, maudire
les assassins de son fils, elle eût moins souffert. Mais,
après avoir tout entendu, tout compris, il lui fallut
rester immobile et muette, gardant en elle Téclat de
sa douleur. Il lui sembla que Thérèse et Laurent l'a-
vaient liée, clouée sur son fauteuil pour l'empêcher de
s'élancer, et qu'ils prenaient un atroce plaisir à lui
THÉRÈSE RAQinN 2/î3
répéter : « Nous avons tué Camille, » après avoir posé
sur ses lèvres un bâillon qui étouffait ses sanglots.
L'épouvante, Tangoisse couraient furieusement dans
son corps sans trouver une issue. £Ue faisait des ef-
forts surhumains pour soulever le poids qui l'écrasait,
pour dégager sa gorge et donner ainsi passage au flot
de son désespoir. Et vainement elle tendait ses der-
nières énergies; elle sentait sa langue froide contre
son palais , elle ne pouvait s'arracher de la mort. Une
impuissance de cadavre la tenait rigide. Ses sensations
ressemblaient à celles d'un homme tombé en léthargie
qu'on enterrerait et qui, bâillonné par les liens de sa
chair, entendrait sur sa tète le bruit sourd des pelletées
de sable.
Le ravage qui se fit dans son cœur fut plus terrible
encore. Elle sentit en elle un écroulement qui la brisa.
Sa vie entière était désolée, toutes ses tendresses,
toutes ses bontés, tous ses dévouements venaient d'être
brutalement renversés et foulés aux pieds. Elle avait
mené une vie d'affection et de douceur, et, à ses heures
dernières, lorsqu'elle allait emporter dans la tombe la
croyance aux bonheurs calmes de l'existence, une voix
lui criait que tout est mensonge et que tout est crime.
Le voile qui se déchirait lui montrait, au delà des
amours et des amitiés qu'elle avait cru voir, un spec-
tacle effroyable de sang et de honte. Elle eût injurié
Dieu, si elle avait pu crier un blasphème. Dieu l'avait
trompée pendant plus de soixante ans, en la traitant
en petite fille douce et bonne, en amusant ses yeux
2iil THÉRÈSE RAQOlIf
par des tableaux mensongers de joie tranquiUe. Et elle
était demeurée enfant, croyant sottonent à mille
choses niaises, ne voyant pas la vie réelle se traîner
dans la boue sanglante des passions. Dieu était mau-
vais ; il aurait dû lui dire la vérité plus lot, ou la laisser
s*en aller avec ses innocences et son aveuglement.
Maintenant, il ne lui restait qu'à mourir en niant Ta-
mour, en niant l'amitié, en niant le dévouement. Rien
n'existait que le meurtre et la luxure.
Hé quoi ! Camille était mort sous les coups de Thé-
rèse et de Laurent, et ceux-ci avaient conçu le crime
au milieu des hontes de Tadultère! 11 y avait pour
madame Raquin un tel abime dans cette pensée, qu'elle
ne pouvait la raisonner ni la saisir d'une façon nette et
détaillée. Elle n'éprouvait qu'une sensation, celle d'une
chute horrible; il lui semblait qu'elle tombait dans un
trou noir et froid. Et elle se disait : « Je vais aller me
briser au fond. »
Après la première secousse, la monstruosité du crime
lui parut invraisemblable. Puis elle eut peur de de-
venir folle , lorsque la conviction de l'adultère et du
meurtre s'établit en elle, au souvenir de petites circon-
stances qu'elle ne s'était pas expliquées jadis. Thérèse
et Laurent étaient bien les meurtriers de Camille, Thé-
rèse qu'elle avait élevée, Laurent qu'elle avait aimée
en mère dévouée et tendre. Cela tournait dans sa tête
comme une roue immense, avec un bruit assourdis-
sant. Elle devinait des détails si ignobles, elle descen-
dait dans une hypocrisie si grande, elle assistait en
THÉRÈSE RAQUIN 245
pensée à un double spectacle d'une ironie si atroce,
qu'elle eût voulu mourir pour ne plus penser. Une
seule idée, machinale et implacable, broyait son cer-
veau avec une pesanteur et un entêtement de meule.
Elle se répétait : «Ce sont mes enfants qui ont tué mon
enfant, » et elle ne trouvait rien autre chose pour ex-
primer son désespoir.
Dans le brusque changement de son cœur, elle se
cherchait avec égarement et ne se reconnaissait plus;
elle restait écrasée sous l'envahissement brutal des
pensées de vengeance qui chassaient toute la bonté de
sa vie. Quand elle eut été transformée, il fit noir en*
elle ; elle sentit nattre dans sa chair mourante un nou-
vel être, impitoyable et cruel, qui aurait voulu mordre
les assassins de son fils.
Lorsqu'elle eut succombé sous l'étreinte accablante
de la paralysie, lorsqu'elle eut compris qu'elle ne pou-
vait sauter à la gorge de Thérèse et de Laurent,
qu'elle rêvait d*étrangler, elle se résigna au silence et
à rimmobilité, et de grosses larmes tombèrent lente-
ment de ses yeux. Rien ne fut plus navrant que ce
désespoir muet et immobile. Ces larmes qui coulaient
une à une sur ce visage mort dont pas une ride ne
bougeait, cette face inerte et blafarde qui ne pouvait
pleurer par tous ses traits et où les yeux seuls san-
glotaient, offraient un spectacle poignant.
Thérèse fut prise d'une pitié épouvantée.
— Il faut la coucher, dit-elle à Laurent en lui mon-
trant sa tante.
14.
2/i6 THÉRÈSE REQUIN
Laurent se hâta de rouler la paralytique dans sa
chambre. Puis il se baissa pour la prendre entre ses bras.
A ce moment, madame Raquin espéra qu*un ressort
puissant allait la mettre sur ses pieds; elle tenta un
effort suprême. Dieu ne pouvait permettre que Lau-
rent la serrât contre sa poitrine ; elle comptait que la
foudre allait Técraser. s*il avait cette impudence mons^
trueuse. Mais aucun ressort ne la poussa, et le ciel
réserva son tonnerre. Elle resta affaissée, passive,
comme un paquet de linge. Elle fut saisie, soulevée,
transportée par l'assassin ; elle éprouva Tangoisse de
se sentir, molle et abandonnée, entre les bras du
meurtrier de Camille. Sa tête roula sur Tépaule de
Laurent, qu'elle regarda avec des yeux agrandis par
l'horreur.
— Va, va, regarde-moi bien, murmura-t-il, tes yeux
ne me mangeront pas...
Et il la jeta brutalement sur le lit. L'impotente y
tomba évanouie. Sa dernière pensée avait été une pen-
sée de terreur et de dégoût. Désormais, il lui faudrait,
matin et soir, subir l'étreinte immonde des bras de
Laurent.
XXVII
Une cride d'épouvante avait seule pu amener les
époux à parler^ à faire des aveux en présence de ma**
dame Raquin. Us n'étaient cruels ni Tun ni Tautre ; ils
auraient évité une semblable révélation par humanité,
si leur sûreté ne leur eût pas déjà fait une loi de gar-*
der le silence.
Le jeudi suivant, ils furent singulièrement inquiets.
Le matin, Thérèse demanda à Laurent s'il croyait pni^
dent de laisser la paralytique dans la salle à manger
pendant la soirée. Elle savait tout, elle pourrait donner
réveil.
— Bah ! répondit Laurent, il lui est impossible de
remuer le petit doigt. Comment veux-tu qu'elle ba-
varde?
— Elle trouvera peut^tre un moyen, répondit Tbé^
rèse. Depuis l'autre soir, je lis dans ses yeux une pen^
sée implacable.
2^48 THÉRÈSE RAQUIN
— Non, vois-tu, le médecin m'a dit que tout était
bien fini pour elle. Si elle parle encore une fois, elle
parlera dans le dernier hoquet de Tagonie... Elle n'en
a pas pour longtemps, va. Ce serait béte de charger
encore notre conscience en Tempéchant d'assister à
cette soirée...
Thérèse frissonna.
— Tu ne m'as pas comprise, cria-t-elle. Oh ! tu as
raison, il y a assez de sang... Je voulais te dire que
nous pourrions enfermer ma tante dans sa chambre
et prétendre qu'elle est plus souffrante, qu'elle dort.
— C'est cela, reprit Laurent, et cet imbécile de
Michaud entrerait carrément dans la chambre pour
voir quand même sa vieille amie... Ce serait une ex-
cellente façon pour nous perdre.
Il hésitait, il voulait paraître tranquille, et l'anxiété
le faisait balbutier.
— Il vaut mieux laisser aller les événements, con-
tinua-t-il. Ces gens-là sont bêtes comme des oies ; ils
n'entendront certainement rien aux désespoirs muets
de la vieille. Jamais ils ne se douteront de la chose,
car ils sont trop loin de la vérité. Une fois l'épreuve
faite, nous serons tranquilles sur les suites de notre
imprudence... Tu verras, tout ira bien.
Le soir, quand les invités arrivèrent^ madame Ra-
quin occupait sa place ordinaire, entre le poêle et la
table. Laurent et Thérèse jouaient la belle humeur, ca-
chant leurs frissons, attendant avec angoisse l'incident
qui ne pouvait manquer de se produire. Ils avaient
THÉRÈSE RAQUIN '2li9
baissé très-bas Tabat-jour de la lampe ; la toile cirée
seule était éclairée.
Les invités eurent ce bout de causerie banale et
bruyante qui précédait toujours la première partie de
dominos. Grivet et Michaud ne manquèrent pas d'a-
dresser à la paralytique les questions d'usage sur sa
santé, questions auxquelles ils firent eux-mêmes des
réponses excellentes, comme ils en avaient l'habitude.
Après quoi, sans plus s'occuper de la pauvre vieille,
la compagnie se plongea dans le jeu avec délices.
Madame Raquin, depuis qu'elle connaissait l'horrible
secret, attendait fiévreusement cette soirée. Elle avait
réuni ses dernières forces pour dénoncer les coupa-
bles. Jusqu'au dernier moment, elle craignit de ne
pas assister à la réunion ; elle pensait que Laurent la
ferait disparaître, la tuerait peut-être, ou tout au
moins l'enfermerait dans sa chambre. Quand elle vit
qu'on la laissait là, quand elle fut en présence des
invités, elle goûta une joie chaude en songeant qu'elle
allait tenter de venger son fils. Comprenant que sa
langue était bien morte, elle essaya d'un nouveau lan-
gage. Par une puissance de volonté étonnante, elle
parvint à galvaniser en quelque sorte sa main droite, à
la soulever légèrement de son genou où elle était tou-
jours étendue, inerte ; elle la fit ensuite ramper peu à
peu le long d'un des pieds de la table, qui se trouvait
devant elle, et parvint à la poser sur la toile cirée. Là,
elle agita faiblement les doigts comme pour atth*er
l'attention.
2!i0 THÉRÈSE RAQDIN
Quand les joueurs aperçurent au milieu d'eux cette
main de morte, blanche et molle, ils furent très-sur-
pris. Grivet s'arrêta, le bras en Tair, au moment où il
allait poser victorieusement le double-six. Depuis son
attaque, l'impotente n'avait plus remué les mains.
— Hé! voyez donc, Thérèse, cria Michaud, voilà
madame Raquin qui agite les doigts... Elle désire sans
doute quelque chose.
Thérèse ne put répondre ; elle avait suivi, ainsi que
Laurent, le. labeur de la paralytique, elle regardait la
main de sa tante^ blafarde sous la lumière crue de la
lampe, comme une main vengeresse qui allait parler.
Les deux meurtriers attendaient, haletants.
— Pardieu ! oui, dit Grivet, elle désire quelque
chose... Oh! nous nous comprenons bien tous les
deux... Elle veut jouer aux dominos... Hein! n'est-ce
pas, chère dame ?
Madame Raquin fît un signe violent de dénégation.
Elle allongea un doigt, replia les autres, avec des
peines infinies, et se mit à tracer péniblement des
lettres sur la table. Elle n'avait pas indiqué quelques
traits, que Grivet s'écria de nouveau avec triomphe :
— Je comprends : elle dit que je fais bien de poser
le double-six.
L'impotente jeta sur le vieil employé un regard ter-
rible et reprit le mot qu'elle voulait écrire. Mais, à
chaque instant, Grivet l'interrompait en déclarant que
c'était inutile, qu'il avait compris, et il avançait une
sottise. Michaud finit par le faire taire.
THÉRÈSE RAQUXN 251
— Que diaWe! laissez parler madame Raquin, dit-
il. Parlez, ma vieille amie.
Et il regarda sur la toile cirée, comme il aurait
prêté l'oreille. Mais les doigts de la paralytique se las-
saient, ils avaient recommencé un mot à plus de dix
reprises, et ils ne traçaient plus ce mot qu'en s'éga-
rant à droite et à gauche. Michaud et Olivier se pen-
chaient, ne pouvant lire, forçant l'impotente à tou-
jours reprendre les premières lettres.
— Ah! bien, s'écria tout à coup Olivier, j'ai lu,
cette fois... Elle vient d'écrire votre nom, Thérèse...
Voyons : « Thérèse et... » Achevez, chère dame.
Thérèse faillit crier d'angoisse. Elle regardait les
doigts de sa santé glisser sur la toile cirée, et il lui
semblait que ces doigts traçaient son nom et l'aveu de
son crime en caractères de feu. Laurent s'était levé
violemment, se demandant s'il n'allait pas se précipi-
ter sur la paralytique et lui briser le bras. Il crut que
tout était perdu, il sentit sur son être la pesanteur et
le froid du châtiment, en voyant cette main revivre
pour révéler l'assassinat de Camille.
Madame Raquin écrivait toujours, d'une façon de
plus en plus hésitante.
— C'est parfait, je lis très- bien, reprit Olivier au
bout d'un instant, en regardant les époux. Votre tante
écrit vos deux noms : « Thérèse et Laurent.,. »
La vieille dame fit coup sur coup des signes d'affir-
mation, en jetant sur les meurtriers des regards qui
les écrasèrent. Puis elle voulut achever. Mais ses
252 THÉRÈSE RAOlilM
doigts s*étaient roidis, la voiontë suprême qui les gal-
vanisait, lui échappait; elle sentait la paralysie re-
monter lentement le long de son bras, et de nouveau
s*emparer de son poignet. EDe se hâta, elle traça en-
core un mot.
Le vieux Michaud lut à haute voix :
— « Thérèse et Laurent ont,.. »
Et Olivier demanda :
— Qu'est-ce qu'ils ont, vos cbers enfants?
Les meurtriers, pris d'une terreur folle, furent sur
le point d'achever la phrase tout haut. Us contem-
plaient la main vengeresse avec des yeux fixes et
troubles, lorsque, tout d'un coup, cette main fut prise
d'une convulsion et s'aplatit sur la table ; elle glissa
et retomba le long du genou de l'impotente, comme
une masse de chair inanimée. La paralysie était re-
venue et avait arrêté le châtiment. Michaud et Olivier
se rassirent, désappointés, tandis que Thérèse et Lau-
rent goûtaient une joie si acre, qu'ils se sentaient dé-
faillir sous le flux brusque du sang qui battait dans
leur poitrine.
Grivet était vexé de ne pas avoir été cru sur parole.
Il pensa que le moment était venu de reconquérir son
infaillibilité en complétant la phrase inachevée de ma-
dame Raquin. Comme on cherchait le sens de cette
phrase :
— C'est très-clair, dit-il, je devine la phrase en-
tière dans les yeux de madame. Je n'ai pas besoin
qu'elle écrive sur une table, moi ; un de ses regards
THÉRÈSE RAQUIN 253
me suffit... Elle a voulu dire : « Thérèse et Laurent
ont bien soin de moi. i»
Grivet dut s'applaudir de son imagination, car toute
la société fut de son avis. Les invités se mirent à faire
réloge des époux, qui se montraient si bons pour la
pauvre dame.
— Il est certain, dit gravement le vieux Michaud,
que madame Raquin a voulu rendre hommage aux
tendres attentions que lui prodiguent ses enfants. Gela
honore toute la famille.
Et il ajouta en reprenant ses dominos :
-^ Allons, continuons. Où en étions-nous?... Grivet
allait poser le double- six, je crois.
Grivet posa le double-six. La partie continua, stu-
pide et monotone.
La paralytique regardait sa main, abtmée dans un
affreux désespoir. Sa main venait de la trahir. Elle la
sentait lourde comme du plomb, maintenant ; jamais
plus elle ne pourrait la soulever. Le ciel ne voulait pas
que Camille fût vengé, il retirait à sa mère le seul
moyen de faire connaître aux hommes le meurtre dont
il avait été la victime. Et la malheureuse se disait
qu'elle n'était plus ijonne qu'à aller rejoindre son en-
fant dans la terre. Elle baissa les paupières, se sentant
inutile désormais, voulant se croire déjà dans la nuit
du tombeau.
16
XXVIIl
Depuis deux mois^ Thérèse et Laurent se débattaient
dans les angoisses de leur union. Ils souffraient l'un
par Tautre. Alors la haine monta lentement en eux, ils
finirent par se jeter des regards de colère, pleins de
menaces sourdes.
La haine-devait forcément venir. Us s'étaient aimés
comme des brutes, avec une passion chaude, toute de
sang ; puis, au milieu des énervements du crime, leur
amour était devenu de la peur, et ils avaient éprouvé
une sorte d'effroi physique de leurs baisers ; aujour-
d'hui, sous la souffrance que le mariage, que la vie en
commun leur imposait, ils se révoltaient et s'empor-
taient.
Ce fut une haine atroce, aux éclats terribles. Ils
sentaient bien qu*ils se gênaient Tun Tautre ; ils se di-
saient qu'ils mèneraient une existence tranquille, s'ils
n'étaient pas toujours là face à face. Quand ils étaient
en présence, il leur semblait qu'un poids énorme les
THÉRÈSE RAQUIN 255
étouffait, et ils auraient voulu écarter ce poids, l'a-
néaniir ; leurs lèvres se pinçaient, des pensées de vio-
lence passaient dans leurs yeux clairs, il leur prenait
des envies de s*entre-dévorer.
Au fond, une pensée unique les rongeait : ils s'irri-
taient contre leur crime, ils se désespéraient d*avoir
à jamais troublé leur vie. De là venaient toute leur
colère et toute leur haine. Ils sentaient que le mal
était incurable, qu'ils souffriraient jusqu'à leur mort
du meurtre de Camille, et cette idée de perpétuité
dans la souffrance les exaspérait* Ne sachant sur qui
frapper, ils s'en prenaient à eux-mêmes, ils s'exé-
craient.
Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur
mariage était le châtiment fatal du meurtre ; ils se
refusaient à entendre la voix intérieure qui leur criait
la vérité, en étalant devant eux l'histoire de leur viej
Et pourtant, dans les crises d'emportement qui les
secouaient, ils lisaient chacun nettement au fond de
leur colère, ils devinaient les fureurs de leur être
égoïste qui les avait poussés à l'assassinat pour con-
tenter ses appétits, et qui ne trouvait dans l'assassinat
qu'une existence désolée et intolérable. Ils se souve-
naient du passé, ils savaient que leur espérance trom-
pée de luxure et de bonheur paisible les amenait seule
aux remords ; s'ils avaient pu s'embrasser en paix et
vivre en joie, ils n'auraient point pleuré Camille, ils
se seraient engraissés de leur crime. Mais leur corps
s'était révolté, refusant le mariage, et ils se deman-
256 THÉRÈSE RAQUIN
daient avec terreur oli allaient les conduire Tépou-
vante et le dégoût. Ils n'apercevaient qu*un avenir
effroyable de douleur, qu'un dénoûment sinistre et
violent. Alors, comme deux ennemis qu'on aurait atta-
chés ensemble et qui feraient de vains efforts pour se
soustraire à cet embrassement forcé, ils tendaient
leurs muscles et leurs nerfs, ils se roidissaient sans
parvenir à se délivrer. Puis, comprenant que jamais
ils n'échapperaient à leur étreinte, irrités par les cor-
' des qui leur coupaient la chair, écœurés de leur con-
tact, sentant à chaque heure croître leur malaise, ou-
bliant qu'ils s'étaient eux-mêmes liés l'un à l'autre, et
ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus, ils
s^adressaient des reproches sanglants, ils essayaient
de souffrir moins, de panser les blessures qu'ils se
faisaient, en s'injuriant, en s'étourdissant de leurs cris
et de leurs accusations.
Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les
meurtriers cherchaient des occasions pour s'exaspé-
rer, pour détendre leurs nerfs roidis. Ils s'épiaient, se
tàtaient du regard, fouillant leurs blessures, trouvant
le vif de chaque plaie, et prenant une acre volupté à se
faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi au milieu
d'une irritation continuelle, las d'eux-mêmes, ne pou-
vant plus supporter un mot, un geste, un regard, sans
souffrir et sans délirer. Leur être entier se trouvait
préparé pour la violence ; la plus légère impatience, la
contrariété la plus ordinaire grandissaient d'une façon
étrange dans leur organisme détraqué, et devenaient
THÉRÈSE RAQUIN 257
tout d'un coup grosses de brutalité. Un rien soulevait
un orage qui durait jusqu'au lendemain. Un plat trop
chaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une simple
observation suffisaient pour les pousser à de véritables
crises de folie. Et toujours, à un moment de la dis-
pute^ ils se jetaient le noyé à la face. De parole en
parole, ils en arrivaient à se reprocher la noyade
de Saint-Ouen ; alors ils voyaient rouge, ils s'exal-
taient jusqu'à la rage. C'étaient -des scènes atroces,
des étouffements, des coups, des cris ignobles, des
brutalités honteuses. D'ordinaire, Thérèse et Laurent
s'exaspéraient ainsi après le repas ; ils s'enfermaient
dans la salie à manger pour que le bruit de leur dés-
espoir ne fût pas entendu. Là, ils pouvaient se dévorer
à l'aise-, au fond de cette pièce humide, de cette sorte*
de caveau que la lampe éclairait de lueurs jaunâtres.
Leurs voix, au milieu du silence et de la tranquillité
de l'air, prenaient des sécheresses déchirantes. Et ils
ne cessaient que lorsqu'ils étaient brisés de fatigue ;
alors seulement ils pouvaient aller goûter quelques
heures dp repos. Leurs querelles devinrent comme un
besoin pour eux, comme un moyen de gagner le som-
meil en hébétant leurs nerfs.
Madame Baquin les écoutait. Elle était là sans cesse,
dans son fauteuil, les mains pendantes sur les genoux,
la tête droite, la face muette. Elle entendait tout, et
sa chair morte n'avait pas un frisson. Ses yeux s'atta-
chaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son
martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail par
258 THÉAÈSE EAQO»
détafl^ les faits qui avaient précédé et suivi le meurtre
de Camille, elle descendit peu h peu dans les saletés et
lescrimesdeceuxqu'elleavaîtappeléssescbersenfants.
Les querelles des époux la mirent au courant des
moindres circonstances, étalèrent devant son esprit
terrifié, un à un, les épisodes de llionible aventure.
Et à mesure qu'elle pénétrait plus avant dans cette
boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait toucher
le fond de l'infamie, et il lui fallait descendre encore.
Chaque soir, elle apprenait quelque nouveau détail.
Toujours l'afTreuse histoire s'allongeait devant elle;
il lui semblait qu'elle était perdue dans un rêve d'bor-
reur qui n'aurait pas de fin. Le premier aveu avait été
brutal et écrasant, mais elle souffrait davantage de ces
coups répétés, de ces petits faits que les époux lais-
saient échapper au milieu de leur emportement et qui
éclairaient le crime de lueurs sinistres. Une fois par
jour, cette mère entendait le récit de l'assassinat de
son fils, et, chaque jour, ce récit devenait plus épou-
vantable, plus circonstancié, et était crié à ses oreilles
avec plus de cruauté et d'éclat.
Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de
ce masque blafard sur lequel coulaient silencieuse-
ment de grosses larmes. Elle montrait sa tante à Lau-
rent, le conjurant du regard de se taire.
— Eh! laisse donc! criait celui-ci avec brutalité, tu
sais bien qu'elle ne peut pas nous livrer... Est-ce que
je suis plus heureux qu'elle, moi?... Nous avons son
argent, je n'ai pas besoin de me gêner.
THÉBÈSE RAQOIN 259
Et la querelle continuait^ âpre, éclatante, tuant de
nouveau Camille. Ni Thérèse ni Laurent n'osaient
céder à la pensée de pitié qui leur venait parfois, d'en-
fermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu'ils se
disputaient, et de lui éviter ainsi le récit du crime. Ils
redoutaient de s'assommer l'un l'autre, s'ils n'avaient
plus entre eux ce cadavre à demi vivant. Leur pitié
cédait devant leur lâcheté, ils imposaient à madame
Raquin des souffrances indicibles, parce qu'ils avaient
besoin de sa présence pour se protéger contre leurs
hallucinations.
Toutes leurs disputes se ressemblaient et les ame-
naient aux mômes accusations. Dès que le nom de
Camille était prononcé, dès qile l'un d'eux accusait
l'autre d'avoir tué cet homme, il y avait un choc
effrayant.
Un soir, à dtner, Laurent, qui cherchait un prétexte
pour s'irriter, trouva que l'eau de la carafe était tiède ;
il déclara que l'eau tiède lui donnait des nausées, et
qu'il en voulait de la fraîche.
— Je n'ai pu me procurer de la glace, répondit
sèchement Thérèse.
— C'est bien, je ne boirai pas, reprit Laurent.
— Cette eau est excellente.
— Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait
de l'eau de rivière.
Thérèse répéta :
— De l'eati de rivière...
260 THÉRÈSE RAQUIN
Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d'idées
venait d*avoir lieu dans son esprit.
— Pourquoi pleures-tu? demanda Laurent, qui pré-
voyait la réponse et qui pâlissait.
— Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure
parce que... tu le sais bien... Oh! mon Dieu! mon
Dieu I c'est toi qui l'as tué.
— Tu mens ! cria l'assassin avec véhémence, avoue
que tu mens... Si je l'ai jeté à la Seine, c'est que tu
m'as poussé à ce meutre.
— Moi! moi!
— Oui, toi!... Ne fais pas l'ignorante, ne m'oblige
pas à te faire avouer de force la vérité. J'ai besoin
que tu confesses ton crime, que tu acceptes ta part
dans l'assassinat. Cela me tranquillise et me soulage.
— Mais ce n'est pas moi qui ai noyé Ca*mille.
— Si, mille fois si, c'est toi!... Oh I tu feins l'éton-
nement et l'oubli. Attends, je vais rappeler tes. sou-
venirs.
îl se leva de table, se pencha vers la jeune femme,
et, le visage en feu, lui cria dans la face :
— Tu étais au bord de Teau, tu te souviens, et je
t'ai dit tout bas : « Je vais le jeter à la rivière. » Alors
tu as accepté, tu es entrée dans la barque... Tu vois
bien que tu l'as assassiné avec moi.
— Ce n'est pas vrai... J'étais folle, je ne sais plus
ce que j'ai fait, mais je n'ai jamais voulu le tuer. Toi
seul as commis le crime.
Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le
THÉRÈSE RAQUIN 261
disait, ridée d'avoir une complice le soulageait; il
aurait tenté, s'il Tavait osé, de se prouver à lui-même
que toute l'horreur du meurtre retombait sur Thérèse.
Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour
lui faire confesser qu'elle était la plus coupable.
Il se mit à marcher de long en large, criant,
délirant, suivi par les regards fixes de madame Ra-
quin.
— Ah I la misérable ! la misérable ! balbutiait-il d'une
voix étranglée, elle veut me rendre fou... Eh! n*es-tu
pas montée un soir dans ma chambre comme une
prostituée, ne m'as-tu pas soûlé de tes caresses pour
me décider à te débarrasser de ton mari? Il te déplaisait,
il sentait l'enfant malade, me disais-tu lorsque je
venais te voir ici... Il y a trois ans, est-ce que je pen-
sai^ à tout cela, moi? est-ce que j'étais un coquin? Je
vivais tranquille, en honnête homme, ne faisant de mal
k personne. Je n'aurais pas écrasé une mouché.
— C'est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec
une obstination désespérée qui faisait perdre la tête à
Laurent.
— Non, c'est toi, je te dis que c'est toi, reprit-il
avec un éclat terrible... Vois-tu, ne m'exaspère pas,
cela pourrait mai finir... Comment, malheureuse, tu ne
te rappelles rien ! Tu t'es livrée à moi comme une fille,
là, dans la chambre de ton mari; tu m'y as fait con-
naître des voluptés qui m'ont affolé. Avoue que tu
avais calculé tout cela, que tu haïssais Camille, et que
depuis longtemps tu voulais le tuer. Tu m'as sans doute
15.
262 THÉRÈSE RAQUtJC
priB pour amant afin de me heurter contre lui et de le
briser.
— Ce n'est pas vrai... C'est monstrueux ce que tu
dis là... Tu n'as pas le droit de me reprocher ma fai-
blesse. Je puis dire, comme toi, qu'avant de te con-
naître, j'étais une honnête femme qui n*ayais jamais
fait de mal à personne. Si je t'ai rendu fou, tu m'as
rendue plus folle encore. Ne nous disputons pas, en-
tends-tu, Laurent... J'aurais trop de choses à te repro-
cher.
— Ou*aurais-tu donc à me reprocher?
— Non, rien... Tu ne m'as pas sauvée de moi-
même, tu as profité de mes abandons, tu t'es plu à
désoler ma vie... Je te pardonne tout cela... Mais, par
grâce, ne m'accuse pas d'avoir tué Camille. Garde ton
crime pour toi, ne cherche pas à m'épouvanter davan-
tage.
Laurent leva la main pour frapper Thérèse au
visage.
— Bats-moi, j'aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souf-
frirai moins.
Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise
et s'assit à côté de la jeune femme.
— Écoute, lui dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de
rendre calme, il y n de la lâcheté à refuser la part du
crime. Tu sais parfaitement que nous l'avons commis
ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que moi.
Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te
disant innocente? Si tu étais innocente, tu n'aurais pas
THÉRÈSE RAQUIN 263
consenti à m*épouser. Souviens-toi des deux années
qui ont suivi le meurtre. Désires-tu tenter une épreuve?
Je vais aller tout dire au procureur impérial, et tu
verras si nous ne serons pas condamnés Tun et
l'autre.
Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit :
— Les hommes ïne condamneraient peut-être, mais
Camille sait bien que tu as tout fait... Il ne me tour-
mente pas la nuit comme il te tourmente.
— Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et
tremblant, c'est toi qui le vois passer dans tes cauche-
mars, je t'ai entendue crier.
— Ne dis pas cela, s'écria la jeune femme avec
colère, je n'ai pas crié, je ne veux pas que le spectre
vienne. Oh! je comprends, tu cherches à le détourner
de toi... Je suis innocente, je suis innocente!
lU se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue,
craignant d'avoir évoqué le cadavre du noyé. Leurs
querelles finissaient toujours ainsi ; ils protestaient de
leur innocence, ils cherchaient à se tromper eux-
mêmes pour mettre en fuite les mauvais rêves. Leurs
continuels efforts tendaient à rejeter à tour de rôle la
responsabilité du crime, à se défendre comme devant
un tribunal, en faisant mutuellement peser sur eux les
charges les plus graves. Le plus étrange était qu'ils ne
parvenaient pas à être dupes de leurs serments, qu'ils
se rappelaient parfaitement tous deux les circonstances
de l'assassinat. Us lisaient des aveux dans leurs yeux,
lorsque leurs lèvres se donnaient des démentis.
26i!i THÉRÈSE RAQUIN
C'étaient des mensonges puérils, des affirmations
ridicules, la dispute toute de mots de deux misérables
qui mentaient pour mentir, sans pouvoir se cacher
qu'ils mentaient. Successivement, ils prenaient le rôle
d'accusateur, et, bien que jamais le procès qu'ils se
faisaient n'eût amené un résultat, ils le recommen-
çaient chaque soir avec un acharnement cruel. Ils sa-
vaient qu'ils ne se prouveraient rien, qu'ils ne parvien-
draient pas à effacer le passé, et ils tentaient toujours
cette besogne, ils revenaient toujours à la charge,
aiguillonnés par la douleur et l'effroi, vaincus à l'a-
vance par Taccablante réalité. Le bénéfice le plus
net qu'ils tiraient de leurs disputes, était de produire
une tempête de mots et de cris dont le tapage les étour-
dissait un moment.
Et tant que duraient leurs emportements, tant qu'ils
s'accusaient, la paralytique ne les quittait pas du re-
gard. Une joie ardente luisait dans ses yeux, lorsque
Laurent levait sa large main sur la tête de Thérèse.
XXIX
Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à
bout par la 'peur, ne sachant où trouver une pensée
consolante, se mit à pleurer le noyé tout haut devant
Laurent.
Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs
trop tendus se brisèrent, sa nature sèche et violente
s'amollit. Déjà elle avait eu des attendrissements pen-
dant les premiers jours du mariage. Ces attendrisse-
ments revinrent, comme une réaction nécessaire et
fatale. Lorsque la jeune femme eut lutté de loute son
énergie nerveuse contre le spectre de Camille, lors-
qu'elle eut vécu pendant plusieurs mois sourdement
irritée, révoltée contre ses souffrances, cherchant à les
guérir par les seules volontés de son être, elle
éprouva tout d'un coup une telle lassitude qu'elle plia
et fut vaincue. Alors, redevenue femme, petite fille
même, ne se sentant plus lai force de se roidir, de se
tenir fiévreusement debout en face de ses épou-
266 THÉRÈSE RAQDI.V
vantes, elle se jeta dans la pitié, dans les larmes et les
regrets, espérant y trouver quelque soulagement. Elle
essaya de tirer parti des faiblesses de chair et d'esprit
qui la prenaient; peut-être le noyé, qui n'avait pas
cédé devant ses irritations, céderait-il devant ses
pleurs. Elle eut ainsi des remords par calcul, se disant
que c'était sans doute le meilleur moyen d'apaiser et de
contenter Camille. Comme certaines dévotes, qui pen-
sent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant
des lèvres et en prenant l'attitude humble de la péni-
tence, Thérèse s'humilia, frappa sa poitrine, trouva des
mots de repentir, sans avoir au fond du cœur autre
chose que de la crainte et de la lâcheté. D'ailleurs, elle
éprouvait une sorte de plaisir physique à s'abandonner,
à se sentir molle et brisée, à s'offrir h la douleur sans
résistance.
Elle accabla madame Raquin de son désespoir lar-
moyant. La paralytique lui devint d'un usage journa-
lier; elle lui servait en quelque sorte de prie-Dieu, de
meuble devant lequel elle pouvait sans crainte avouer
ses fautes et en demander le pardon. Dès qu'elle éprou-
vait le besoin de pleurer, de se distraire en sanglo-
tant, elle s'agenouillait devant l'impotente, et là, criait,
étouffait, jouait h elle seule une scène de remords qui
la soulageait en l'affaiblissant.
— Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mé-
rite pas de grâce. Je vous ai trompée, j'ai poussé votre
fils à la mort. Jamais vous ne me pardonnerez... Et
pourtant si vous lisiez en moi les remords qui me dé-
THÉRÈSE RAQUIN 267
chirent, si vous saviez combien je souffre, peut-être
auriez-vous pitié. . . Non, pas de pitié pour moi. Je vou-
drais mourir ainsi à vos pieds, écrasée par la honte et
la douleur.
Elle parlait de la sorte pendant des heures entières,
passant du désespoir à Tespérance, se condamnant,
puis se pardonnant; elle prenait une voix de petite flUe
malade, tantôt brève, tantôt plaintive; elle s'aplatis-
sait sur le carreau et se redressait ensuite, obéissant à
toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et
de révolte qui lui passaient par la tète. Parfois même
elle oubliait qu'elle était agenouillée devant madame
Raquin, elle continuait son monologue dans le rêve.
Quand elle s'était bien étourdie de ses propres paroles,
elle se relevait chancelante, hébétée, et elle descendait
à 1a boutique, calmée, ne craignant plus d'éclater en
sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu'un nou-
veau besoin de remords la prenait, elle se hâtait de re-
monter et de s'agenouiller encore aux pieds de l'impo-
tente. Et la scène recommençait dix fois par jour.
Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l'éta-
lage de son repentir devaient imposer à sa tante des
angoisses indicibles. La vérité était que, si l'on avait
cherché à inventer un supplice pour torturer madame
Raquin, on n'en aurait pas à coup sûr trouvé de plus
effroyable que la comédie du remords jouée par sa
nièce. La paralytique devinait l'égoïsme caché sous ces
effusions de douleur. Elle souffrait horriblement de ces
longs monologues qu'elle était forcée de subir à
268 THÉliSB BAQinOi
diaqoe instant, et qui toqjoiirs remettaient devant elle
Tattassinat de Camille. Elle ne pouvait pardonner, elle
s'enfermait dans une pensée implacable de vengeance,
que son impuissance rendait plus aiguë, et, toute la
journée, il lui fiallait entendre des demandes de par-
don, des prières humbles et lâdies. Elle aurait voulu
répondre ; certaines phrases de sa nièce faisaient monter
à sa gorge des refus écrasants, mais elle devait rester
muette, laissant Thérèse plaider sa cause, sans jamais
l'interrompre. L'impossibilité où elle était de crier et
de se boucher les oreilles l'emplissait d'un tourment
inexprimable. Et, une à une, les paroles de la jeune
femme entraient dans son esprit, lentes et plaintives,
comme un chant irritant. Elle crut un instant que les
meurtriers, lui infligeaient ce genre de supplice par
un pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen
de défense était de fermer les yeux, dès que sa nièce
s'agenouillait devant elle; si elle l'entendait, elle ne la
voyait pas.
Thérèse finit par s'enhardir jusqu'à embrasser sa
tante. Un jour, pendant un accès de repentir, elle fei-
gnit d'avoir surpris dans les yeux de la paralytique une
pensée de miséricorde; elle se traîna sur les genoux,
elle se souleva, en criant d'une voix éperdue : <r Vous
me pardonnez! vous me pardonnez ! » puis elle baisa le
front et les joues de la pauvre vieille, qui ne put re-
jeter la tête en arrière. La chair froide sur laquelle
Thérèse posa les lèvres, lui causa un violent dégoût.
Elle pensa que ce dégoût serait, comme les larmes et
THÉRÈSE RAQUIN 269
les remords, un excellet moyen d'apaiser ses nerfs ;
elle continua i embrasser chaque jour l'impotente^ par
pénitence et pour se soulager.
— Oh ! que vous êtes bonne ! s'écriait-elle parfois.
Je vois bien que mes larmes vous ont touchée... Vos
regards sont pleins de piûé... Je suis sauvée...
Et elle l'accablait de caresses, elle posait sa tête sur
ses genoux, lui baisait les mains, lui souriait d*une
façon heureuse, la soignait avec les marques d'une
affection passionnée. Au bout de quelque temps, elle
crut à la réalité de cette comédie^ elle s'imagina qu'elle
avait obtenu le pardon de madame Raquin, et ne Ten-
tretint plus que du bonheur qu'elle éprouvait d'avoir
sa grâce.
C'en était trop pour la paralytique. Elle faillit en
mourir. Sous les baisers de sa nièce, elle ressentait
cette sensation acre de répugnance et de rage qui
l'emplissait matin et soir, lorsque Laurent la prenait
dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elle était
obligée de subir les caresses immondes de la misé-
rable qui avait trahi et tué son fils ; elle ne pouvait
même essuyer de la main les baisers que cette femme
laissait sur ses joues. Pendant de longues heures, elle
sentait ces baisers qui la brûlaient. C'est ainsi qu'elle
était devenue la poupée des meurtriers de Camille,
poupée qu'ils habillaient, qu'ils tournaient à droite et
à gauche, dont ils se servaient selon leurs besoins
et leurs caprices. Elle restait inerte entre leurs mains,
comme si elle n'avait eu que du son dans les entrailles, et
270 THÉKiSR RAQUIN
cependant ses entrailles vivaient, révoltées et déchirées,
au moindre contact de Thérèse ou de Laurent. Ce qui
l'exaspéra surtout, ce fut l'atroce moquerie de la jeune
femme qui prétendait lire des pensées de miséricorde
dans ses regards, lorsque ses regards auraient voulu
foudroyer la criminelle. EUefit souvent des efforts su-
prêmes pour jeter un cri de protestation, elle mit toute
sa haine dans ses yeux. Mais Thérèse, qui trouvait son
compte à se répéter vingt fois par jour qu'elle était
pardonnée, redoubla de caresses, ne voulant rien
deviner. Il fallut que la paralytique acceptât des re-
merciements et des effusions que son cœur repoussait.
Elle vécut, dès lors, pleine d'une irritation amère et
impuissante, en face de sa nièce assouplie qui cher-
chait des tendresses adorables pour la récompenser
de ce qu'elle nommait sa bonté céleste.
Lorsque Laurent était là et que sa femme s'agenouil-
lait devant madame Raquin, il la relevait avec brutalité :
— Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je
pleure, est-ce que je me prosterne, moi?... Tu fais tout
cela pour me troubler.
Les remords de Thérèse l'agitaient étrangement. Il
souffrait davantage depuis que sa complice se traînait
autour de lui, les yeux rougis par les larmes, les lè-
vres suppliantes. La vue de ce regret vivant redoublait
ses effrois, augmentait son malaise. C'était comme un
reproche éternel qui marchait dans la maison. Puis, il
craignait que le repentir ne poussât un jour sa femme
à tout révéler. Il aurait préféré qu'elle restât roidie
THÉRÈSE RAQUIN 271
et menaçante, se défendant avec âpreté contre ses
accusations. Mais elle avait changé de tactique, elle
reconnaissait volontiers maintenant la part qu'elle
avait prise au crime, elle s'accusait elle-même, elle se
faisait molle et craintive, et partait de là pour implorer
la rédemption avec des humilités ardentes. Cette atti-
tude irritait Laurent. Leurs querelles étaient, chaque
soir, plus accablantes et plus sinistres.
— Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes
de grands coupables, il faut nous repentir, si nous
voulons goûter quelque tranquillité... Vois, depuis que
ja pleure, je suis plus paisible. Imite-moi. Disons en-
semble que nous sommes justement punis d'avoir
commis un crime horrible.
— Bah ! répondait brusqument Laurent, dis ce que
tu voudras. Je te sais diablement habile et hypocrite.
Pleure, si cela peut te distraire. Mais, je t'en prie, ne
me casse pas la tête avec tes larmes.
— Ah ! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es
lâche, cependant, tu as pris Camille en traître.
— Veux-tu dire que je suis seul coupable ?
— Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus
coupable que toi. J'aurais dû sauver mon mari de tes
mains. Oh 1 je connais toute l'horreur de ma faute, mais
je tâche de me la faire pardonner, et j'y réussirai,
Laurent, tandis que toi tu continueras à mener une vie
désolée... Tu n'as pas même le cœur d'éviter à ma
pauvre tante la vue de tes ignobles colères, tu ne lui
as jamais adressé un mot de regret.
272 THÉRÈSE RAQUIN
Et elle embrassait madame Raquin, qui fermait les
yeux. Elle tournait autour d'elle, remontant Foreiller
qui lui soutenait la tête, lui prodiguant mille amitiés.
Laurent était exaspéré.
— Eh ! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue
et tes soins lui sont odieux. Si elle pouvait lever la
main, elle te soufflèterait.
Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses
attitudes résignées le faisaient peu à peu entrer dans
des colères aveugles. II voyait bien quelle était sa
tactique ; elle voulait ne plus faire cause commune
avec lui, se mettre à part, au fopd de ses regrets, afin
de se soustraire aux étreintes du noyé. Par moments, il
se disait qu'elle avait peut-être pris le bon cliemin, que
les larmes la guériraient de ses épouvantes, et il fris-
sonnait à la pensée d'être seul à souffrir, seul à avoir
peur. Il aurait voulu se repentir, lui aussi, jouer tout
au moins la comédie du remords, pour essayer ; mais il
ne pouvait trouver les sanglots et les mots nécessaires,
il se rejetait dans la violence, il secouait Thérèse pour
l'irriter et la ramener avec lui dans la folie furieuse.
La jeune femme s'étudiait à rester inerte, à répondre
par des soumissions larmoyantes aux cris de sa colère,
à se faire d'autant plus humble et repentante qu'il se
montrait plus rude. Laurent montait ainsi jusqu'à la
rage. Pour mettre le comble à son irritation, Thérèse
finissait toujours par faire le panégyrique de Camille,
par étaler les vertus de sa victime.
— 11 était bon, disait-elle, et il a fallu que nous fus-
^
THÉRÈSE RAQUIN 273
sîoDs bien cruels pour nous attaquer à cet excellent
cœur qui n'avait jamais eu une mauvaise pensée.
— Il était bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu vOux
dire qu'il était béte, n'est-ce pas... Tu as donc oublié?
Tu prétendais que la moindre de ses paroles t'irritait,
qu'il ne pouvait ouvrir la bouche sans laisser échapper
une sottise.
— Ne raille pas... 11 ne te manque plus que d'in-
sulter l'homme que tu as assassiné... Tu ne connais
rien au cœur des femmes, Laurent ; Camille m*aimait
et je l'aimais.
— Tu l'aimais, ah! vraiment, voilà qui est bien
trouvé... C'est sans doute parce que tu aimais ton
mari que tu m'as pris pour amant... Je me souviens
d'un jour où tu te traînais sur ma poitrine en me disant
que Camille t'écœurait lorsque tes doigts s'enfonçaient
dans sa chair comme dans de l'argile... Ohl je sais
pourquoi tu m'as aimé, moi. Il te fallait des bras au-
trement vigoureux que ceux de ce pauvre diable.
— Je l'aimais comme une sœur. Il était le fils de ma
bienfaitrice, il avait toutes les délicatesses des natures
faibles, il se montrait noble et généreux, serviable et
aimant... Et nous l'avons tué, mon Dieu \ mon Dieu I
Elle pleurait, elle se pâmait. Madatne Raquin lui
jetait des regards aigus, indignée d'entendre l'éloge de
Camille dans une pareille bouche. Laurent, ne pou-
vant rien contre ce débordement de larmes, se pro*
menait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen
suprême pour étouffer les remords de Thérèse. Tout
J
27A T1URÎSE BAQOili
le bieo qu'il entendait dire de sa victime finissait par
loi causer une anxiété poignante ; il se laissait prendre
parfois aux accents déchirants de sa femme, il croyait
réellement aux vertus de Camille, et ses eSrois redou-
blaient. Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l'ame-
nait à des actes de violence, c'était le parallèle que la
veuve du noyé ne manquait jamais d'établir entre son
premier et son second mari, tout à l'avantage du pre-
mier.
— Eb bien] oui, criait-elle, il était meilleur que toi ;
je préférerais qu'il vécût encore et que tu fusses à sa
place couché dans la terre.
Laurent haussait d'abord les épaules.
— Tu as beau dire, continuait-elle en s'animant, je
ne l'ai peut-être pas aimé de son vivant, mais mainte-
nant je me souviens et je l'aime... Je l'aime et je te
haiSj vois-tu. Toi, tu es un assassin...
— Te tairas-tu ! hurlait Laurent.
— Et lui, il est une victime, un honnête homme
qu'un coquin a tué. Oh! tu ne me fais pas peur... Tu
sais bien que tu es un misérable, un homme brutal,
sans cœur, sans âme. Comment veux-tu que je t'aime,
maintenant que te voilà couvert du sang de Camille?.,..
Camille avait toutes les tendresses pour moi, et je te
tucraiS) entends-tu? si cela pouvait ressusciter Camille
et me rendre son amour.
— Te tairas-tu, misérable!
— Pourquoi me tairais-je? je dis la vérité. J'achète-
rais le pardon au prix de ton sang. Ah! que je pleure
THÉRÈSE RAQUIN 275
et que je souffre I C'est ma faute si ce scélérat a
assassiné mon mari... II faudra que j'aille, une nuit,
baiser la terre où il repose. Ce seront là mes dernières
voluptés. '
Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces
que Thérèse étalait devant ses yeux, se précipitait sur
elle, la renversait par terre et la serrait sous son ge-
nou, le poing haut.
— C'est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi...
Jamais CamiUe n'a levé la main sur ma tète, mais toi,
tues un monstre.
Kt Laurent^, fouetté par ces paroles, la secouait avec
rage, la battait, meurtrissait son corps de son poing
fermé. A deux reprises, il faillit l'étrangler. Thérèse
mollissait sous les coups ; elle goûtait une volupté âpre
à être frappée ; elle s'abandonnait, elle s'offrait, elle
provoquait son mari pour qu'il l'assommÂt davantage.
C'était encore là un remède contre les souffrances de
sa vie ; elle dormait mieux la nuit, quand elle avait été
bien battue le soir. Madame Raquin goûtait des délices
cuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi sa nièce sur le
carreau, lui labourant le corps de coups de pied.
L'existence de l'assassin était effroyable, depuis le
jour où Thérèse avait eu l'infernale invention d'avoir
des remords et de pleurer tout haut Camille. A partir
de ce moment, le misérable vécut éternellement avec
sa victime ; à chaque heure, il dut entendre sa femme
louant et regrettant son premier mari. La moindre cir-
constance devenait un prétexte : Camille faisait ceci^
276 THÉRÈSE RAQOIN
Camille faisait cela, Camille avait telle qualité, Camille
aimait de telle manière. Toujours Camille, toujours
des phrases attristées qui pleuraient sur la mort de
Camille. Thérèse employait toute sa méchanceté à
rendre plus cruelle cette torture qu'elle infligeait à
Laurent pour se sauvegarder elle-même. Elle des-
cendit dans les détails les plus intimes, elle conta les
mille riens de sa jeunesse avec des soupirs de regrets,
et mêla ainsi le souvenir du noyé à chacun des actes
de la vie journalière. Le cadavce, qui hantait déjà la
maison, y fut introduit ouvertement. 11 s*assit sur les
sièges, se mit devant la table, s'étendit dans le lit, se
servit des meubles, des objets qui traînaient. Laurent
ne pouvait toucher une fourchette, une brosse, n'im-
porte quoi, sans que Thérèse lui fit sentir que Camille
avait touché cela avant lui. Sans cesse heurté contre
l'homme qu'il avait tué, le meurtrier finit par éprouver
une sensation bizarre qui faillit le rendre fou ; il s'ima-
gina, à force d'être comparé à Camille, de se servir
des objets dont Camille s'était servi, qu'il était Ca-
mille, qu'il s'identifiait avec sa victime. Son cerveau
éclatait, et alors il se ruait sur sa femme pour la faire
taire, pour ne plus entendre les paroles qui le pous-
saient au délire. Toutes leurs querelles se terminaient
par des coups.
XXX
Il vint une heure où madame Raquin, pour échapper
aux souffrances qu'elle endurait, eut la pensée de se
laisser mourir de faim. Son courage était à bout, elle
ne pouvait supporter plus longtemps le martyre que
lui imposait la continuelle présence des meurtriers,
elle rêvait de chercher dans la mort un soulagement
suprême. Chaque jour, ses angoisses devenaient plus
vives, lorsque Thérèse l'embrassait, lorsque Laurent
la prenait dans ses bras et la portait comme un enfant.
Elle décida qu'elle échapperait à ces caresses et à ces
étreintes qui lui causaient d'horribles dégoûts. Puis-
qu'elle ne vivait déjà plus assez pour venger son fils,
elle préférait être tout à fait morte et ne laisser entre
les mains des assassins qu'un cadavre qui ne sentirait
rien et dont ils feraient ce qu'ils voudraient.
Pendant deux jours, elle refusa toute nourriture,
mettant ses dernières forces à serrer les dents, reje-
tant ce qu'on réussissait à lui introduire dans la bouche.
If
278 THÉRÈSE RAQUIN
Thérèse était désespérée; elle se demandait au pied
de quelle borne elle irait pleurer et se repentir, quand
sa tante ne serait plus là. Elle lui tint d'interminables
discours pour lui prouver qu'elle devait vivre ; elle
pleura, elle se fâcha même, retrouvant ses anciennes
colères, ouvrant les mâchoires de la paralytique
comme on ouvre celles d'un animal qui résiste. Madame
Raquin tenait bon. C'était une lutte odieuse.
Laurent restait parfaitement neutre et indifférent.
Il s'étonnait de la rage que Thérèse mettait à empêcher
le suicide de l'impotente. Maintenant que la présence
de la vieille femme leur était inutile, il souhaitait sa
mort. Il ne laurait pas tuée, mais puisqu'elle désirait
mourir, il ne voyait pas la nécessité de lui en refuser
les moyens.
— Eh! laisse-la donc, criait-il à sa femme. Ce sera
un bon débarras... Nous serons peut-être plus heu-
reux, quand elle ne sera plus là.
Cette parole, répétée à plusieurs reprises devant
elle, causa à madame Raquin une étrange émotion.
Elle eut peur que l'espérance de Laurent ne se réalisât,
qu'après sa mort le ménage ne goûtât des heures
calmes et heureuses. Elle se dit qu'elle était lâche de
mourir, qu'elle n'avait pas le droit de s*en aller avant
d'avoir assisté au dénoûment de la sinistre aventure.
Alors seulement elle pourrait descendre dans la nuit,
pour dire à Camille : k Tu es vengé. » La pensée du
suicide lui devint lourde , lorsqu'elle songea tout
d'un coup à l'ignorance qu'elle emporterait dans la
THÉHèôE RAQUIN 279
tombe ; là, au milieu du froid et du silence de la terre,
elle dormirait, éternellement tourmentée par Tincerti-
tude où elle serait du châtiment de ses bourreaux.
Pour bien dormir du sommeil de la mort, il lui fallait
s'assoupir dans la joie cuisante de la vengeance, il lui
fallait emporter un rêve de haine satisfaite, un rêve
qu'elle ferait pendant Téternité. Elle prit les aliments
que sa nièce lui présentait, elle consentit à vivre
encore.
D'ailleurs, elle voyait bien que le dénoûment ne
pouvait être loin. Chaque jour, la situation entre les
époux devenait plus tendue, plus insoutenable. Un
éclat qui devait tout briser, était imminent. Thérèse et
Laurent se dressaient plus menaçants l'un devant
l'autre, à toute heure. Ce n'était plus seulement la
nuit qu'ils souffraient de leur intimité ; leurs journées
entières se passaient au milieu d'anxiétés, de crises
déchirantes. Tout leur devenait effroi et souffrance. Ils
vivaient dans un enfer, se meurtrissant, rendant amer
et cruel ce qu'ils faisaient et ce qu'ils disaient, voulant
se pousser l'un l'autre au fond du gouffre qu'ils sen-
taient sous leurs pieds, et tombant à la fois.
La pensée de la séparation leur était bien venue à
tous deux. Ils avaient rêvé, chacun de son côté, de
fuir, d'aller goûter quelque repos, loin de ce passage
du Poiit-Neuf dont l'humidité et la crasse semblaient
faites pour leur vie désolée. Mais ils n'osaient, ils ne
pouvaient se sauver. Ne point se déchirer mutuel-
lement, ne point rester là pour souffrir et se faire souf-
280 THÉBÈSe RAQinN
frir, leur paraissait impossible. Ils avaient l'entêtement
de la haine et de la cruauté. Une sorte de répulsion
et d'attraction les écartait et les retenait à la fois ; ils
éprouvaient cette sensation étrange de deux personnes
qui, après s'être querellées, veulent se séparer, et qui
cependant reviennent toujours pour se crier de nou-
velles injures. Puis des obstacles matériels s'opposaient
à leur fuite, ils ne savaient que faire de l'impotente,
ni que dire aux invités du jeudi. S'jls fuyaient, peut-
être se douterait-on de quelque chose ; alors ils s'ima-
ginaient qu'on les poursuivait, qu'on les guillotinait.
Et ils restaient par lâcheté, ils restaient et se traînaient
misérablement dans l'horreur de leur existence.
Quand Laurent n'était pas là, pendant la matinée et
l'après-midi, Thérèse allait de la salle à manger à la
boutique, inquiète et troublée, ne sachant comment
remplir le vide qui chaque jour se creusait davantage
en elle. Elle était désœuvrée, lorsqu'elle ne pleurait
pas aux pieds de madame Raquin ou qu'elle n'étaitpas
battue et injuriée par son mari. Dès qu'elle se trouvait
seule dans la boutique, un accablement la prenait, elle
regardait d'un air hébété les gens qui traversaient la
galerie sale et noire, elle devenait triste à mourir au
fond de ce caveau sombre, puant le cimetière. Elle finit
par prier Suzanne de venir passer les journées entières
avec elle, espérant que la présence de cette pauvre
créature, douce et pâle, la calmerait.
Suzanne accepta son offre avec joie ; elle l'aimait
toujours d'une sorte d'amitié respectueuse ; depuis
THÉRÈSE RAQUIN • 281
longtemps elle avait le désir de venir travailler avec
elle, pendant qu'Olivier était à son bureau. Elle ap-
porta sa broderie et prit, derrière le comptoir, la place
vide de madame Raquin.
Thérèse, à partir de ce jour, délaissa un pep sa
tante. Elle monta moins souvent pleurer sur ses ge-
noux et baiser sa face morte. Elle avait une autre oc-
cupation. Elle écoutait avec des efforts d'intérêt les
bavardages lents de Suzanne qui parlait de son mé-
nage, des banalités de sa vie monotone. Cela la tirait
d'elle-même. Elle se surprenait parfois à s'intéresser à
des sottises, ce qui là faisait ensuite sourire amèrement.
Peu à peu, elle perdit toute la clientèle qui fréquen-
tait la boutique. Depm's que sa tante était étendue en
haut dans son fauteuil, elle laissait le magasin se
pourrir, elle abandonnait les marchandises à la pous-
sière et à l'humidité. Des odeurs de moisi traînaient,
des araignées descendaient du plafond, le parquet
n'était presque jamais balayé. D'ailleurs, ce qui mit
en fuite les clientes fut l'étrange façon dont Thérèse
les recevait parfois. Lorsqu'elle était en haut, battue
par Laurent ou secouée par une crise d'effroi, et que
la sonnette de la porte du magasin tintait impérieuse-
ment, il lui fallait descendre, sans presque prendre le
temps de renouer ses cheveux ni d'essuyer ses larmes ;
elle servait alors avec brusquerie la cliente qui l'at-
tendait, elle s'épargnait même souvent la peine de la
servir, en répondant, du haut de l'escalier de bois,
qu'elle ne tenait plus de ce dont on demandait. Ces fa-
16.
282 THÉRÈSE RAQOIN
çons peu engageantes n'étaient pas faites pour retenir
les gens. Les petites ouvrières du quartier, habituées
aux amabilités doucereuses de madame Raquin, se
retirèrent devant les rudesses et les regards fous de
Thérèse. Quand cette dernière eut pris Suzanne avec
elle, la défection fut complète : les deux jeunes femmes,
pour ne plus être dérangées au milieu de leurs bavar-
« dages, s'arrangèrent de manière à congédier les der-
nières acheteuses qui se présentaient encore. Dès lors,
le commerce de mercerie cessa Se fournir un sou aux
besoins du ménage; il fallut attaquer le capital des
quarante et quelques mille francs.
Parfois, Thérèse sortait pendant des après-midi
entières. Personne ne savait où elle allait. Elle avait
sans doute pris Suzanne avec elle, non-seulement
pour lui tenir compagnie, mais aussi pour garder la
boutique, pendant ses absences. Le soir, quand elle
rentrait, éreintée, les paupières noires d'épuisement,
elle retrouvait la petite femme d'Olivier, derrière le
comptoir, affaissée, souriant d'un sourire vague, dans
la même attitude où elle l'avait laissée cinq heures
auparavant.
Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut
une épouvante. Elle acquit la certitude qu'elle était en-
ceinte. La pensée d'avoir un enfant de Laurent lui ,
paraissait monstrueuse, sans qu'elle s'expliquât pour-
quoi. Elle avait vaguement peur d'accoucher d'un
noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid
d'un cadavre dissous et amolli. A tout prix, elle voulut
THÉRÈSE RAQUIN 283
débarrasser son sein de cet enfant qui la glaçait et
qu'elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit rien à
son mari, et, un jour, après Tavoir cruellement provo-
qué, comme il levait le pied contre elle, elle présenta
le ventre. Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le
lendemain, elle faisait une fausse couche.
De son côié, Laurent menait une existence affreuse.
Les journées lui semblaient d'une longueur insuppor-
table; chacune d'elles ramenait les mêmes angoisses,
les mêmes ennuis lourds, qui l'accablaient à heures
fixes avec une monotonie et une régularité écrasantes.
Il se traînait dans sa vie, épouvanté chaque soir par le
souvenir de la journée et par l'attente du lendemain. Il
savait que, désormais, tous ses jours se ressemble-
raient, que tous lui apporteraient d'égales souffrances.
Et il voyait les semaines, les mois, les années qui l'at-
tendaient, sombres et implacables, venant à la file,
tombant sur lui et l'étouffant peu à peu. Lorsque
l'avenir est sans espoir, le présent prend une amer-
tume ignoble. Laurent n'avait plus de révolte, il s'ava-
chissait, il s'abandonnait au néant qui s'emparait déjà
de son être. L'oisiveté le tuait. Dès le matin, il sortait,
ne sachant où aller, écœuré à la pensée de faire ce qu'il
avait fait la veille, et forcé malgré lui de le faire de
nouveau. Il se rendait à son atelier, par habitude, par
manie. Cette pièce, aux murs gris, d'où l'on ne voyait
qu'un carré désert de ciel, l'emplissait d'une tristesse
morne. Il se vautrait sur son diyan, les bras pendants,
la pensée alourdie. D'ailleurs, il n'osait plus toucher à
28i THÉRÈSE RAQUIN
un pinceau. Il avait fait de nouvelles tentatives, et tou-
jours la face de Camille s'était mise à ricaner sur la
toile. Pour ne pas glisser à la folie^ il finit par jeter sa
botte à couleurs dans un coin, par s'imposer la pa-
resse la plus absolue. Cette paresse forcée lui était
d'une lourdeur incroyable.
L'après-midi, il se questionnait avec angoisse pour
savoir ce qu'il ferait. Il restait pendant une demi-
heure, sur le trottoir de la rue Mazarine, à se con-
sulter, à hésiter sur les distractions qu'il pourrait pren-
dre. Il repoussait l'idée de remonter à son atelier, il se
décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puis
à marcher le long des quais. Et, jusqu'au soir, il allait
devant lui, hébété, pris de frissons brusques, lorsqu'il
regardait la Seine. Qu'il fût dans son atelier ou dans
les rues, son accablement était le même. Le lendemain,
il recommençait, il passait la matinée sur son divan,
il se traînait l'après-midi le long des quais. Cela durait
depuis des mois, et cela pouvait durer pendant des
années.
Parfois Laurent songeait qu'il avait tué Camille pour
ne rien faire ensuite, et il était tout étonné, mainte-
nant qu'il ne faisait rien, d'endurer de telles souf-
frances. Il aurait voulu se forcer au bonheur. Il se
prouvait qu'il ayait tort de souffrir, qu'il venait d'at-
teindre la suprême félicité, qui consiste à se croiser les
bras, et qu'il était un imbécile de ne pas goûter en
paix cette félicité. Mais ses raisonnements tombaient
devant les faits. Il était obligé de s'avouer au fond de
THÉRèSE RAQUTN 285
lui que son oisiveté rendait ses angoisses plus cruelles
en lui laissant toutes les heures de sa vie pour songer
à ses désespoirs et en approfondir Tâpreté incurable.
La paresse, cette existence de brute qu'il avait rêvée,
était son châtiment. Par moments, il souhaitait avec
ardeur une occupation qui le tirât de ses pensées.
Puis il se laissait aller, il retombait sous le poids de la
fatalité sourde qui lui liait les membres pour l'écraser
plus sûrement.
A la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que
lorsqu'il battait Thérèse, le soir. Gela le faisait sortir
de sa douleur engourdie.
Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et
morale, lui venait de la morsure que Camille lui avait
faite au cou. A certains moments, il s'imaginait que
cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S'il venait à
oublier le passé, une piqûre ardente, qu'il croyait res-
sentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit.
Il ne pouvait se mettre devant un miroir, sans voir
s'accomplir le phénomène qu'il avait si souvent remar-
qué et qui l'épouvantait toujours ; sous l'émotion qu'il
éprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la
plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte
de blessure vivant sur lui, se réveillant, rougissant
et le mordant au moindre trouble, l'effrayait et le
torturait. Il finissait par croire que les dents du noyé
avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau
de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait
plus appartenir à son corps; c'était comme de la chair
286 THÉRÈSE RAQCTlf
étrangère qu'on aurait collée en cet endroit, comme
une viande empoisonnée qui pourrissait ses propres
musdes. 11 portait ainsi partout avec lui le souve-
nir vivant et dévorant de son crime. Thérèse, quand
il la battait, cherchait à Tégratigner à cette place;
elle y entrait parfois ses ongles et le faisait hurler de
douleur. D'ordinaire, elle feignait de sangloter, dès
qu'elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insup-
portable à Laurent. Toute la vengeance qu'elle tirait
de ses brutalités, était de le martyriser à Taide de cette
morsure.
11 avait bien des fois été tenté, lorsqu*il se ra-
sait, de s'entamer le cou, p)Our faire disparaître les
marques des dents du noyé. Devant le miroir, quand
il levait le menton et qu'il apercevait la tache rouge,
sous la mousse blanche du savon, il lui prenait des
rages soudaines, il approchait vivement le rasoir, près
de couper en pleine chair. Mais le froid du rasoir sur
sa peau le rappelait toujours à lui; il avait une défail-
lance, il était obligé de s'asseoir et d'attendre que
sa lâcheté rassurée lui permit d'achever de se faire la
barbe.
Il ne sortait, le soir, de son engourdissement que
pour entrer dans des colères aveugles et puériles.
Lorsqu'il était las de se quereller avec Thérèse et de la
battre, il donnait, comme les enfants, des coups de
pied dans les murs, il cherchait quelque chose à bri-
ser. Cela le soulageait. Il avait une haine particulière
pour le chat tigré François qui, dès qu'il arrivait, allait
- THÉRÈSE RAQUIN 287
se réfugier sur les genoux de l'impotente. Si Laurent
ne l'avait pas encore tué, c'est qu*à la vérilé il n'osait
le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux ronds
d'une fixité diabolique. C'étaient ces yeux, toujours ou-
verts sur lui, qui exaspéraient le jeune homme ; il se
demandait ce que lui voulaient ces yeux qui ne le quit-
taient pas; il finissait par avoir de véritables épou-
vantes, s'imaginant des choses absurdes. Lorsqu'à
table, à n'importe quel moment, au milieu d'une que*
relle ou d'un long silence, il venait tout d'un coup, en
tournant la tête, à apercevoir les regards de François
qui l'examinait d'un air lourd et implacable, il pâlis-
sait, il perdait la tête, il était sur le point de crier au
chat : « Hé 1 parle donc, dis-moi enfin ce que tu me
veux. » Quand il pouvait lui écraser une patte ou la
queue, il le faisait avec une joie effrayée, et alors le
miaulement de la pauvre bête le remplissait d'une
vague terreur, comme s'il eût entendu le cri de dou-
leur d'une personne. Laurent, à la lettre, avait peur de
François. Depuis surtout que ce dernier vivait sur les
genoux de l'impotente, comme au sein d'une forteresse
inexpugnable, d'où il pouvait impunément braquer ses
yeux verts sur son ennemi, le meurtrier de Camille
établissait une vague ressemblance entre cette bête
irritée et la paralytique. Il se disait que le chat, ainsi
que madame Raquin, connaissait le crime et le dénon-
cerait, si jamais il parlait un jour.
Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent,
que celui-ci, au comble de l'irritation, décida qu'il faU
288 THÉRÈSE RAQUIN
lait en finir. Il ouvrit toute grande la fenêtre de la salle
à manger, et vint prendre le chat par la peau du cou.
Madame Baquin comprit ; deux grosses larmes cou-
lèrent sur ses joues. Le chat se mit à jurer, à se roidir,
en tâchant de se retourner pour mordre la main de
Laurent. Mais celui-ci tint bon; il lui fit faire deux ou
trois tours, puis l'envoya de toute la force de son bras
contre la grande muraille noire d*en face. François s'y
aplatit, s'y cassa les reins, et retomba sur le vitrage
du passage. Pendant toute la nuit, la misérable béte se
traîna le long de la gouttière, Téchine brisée, en pous-
sant des miaulements rauques. Cette nuit-là, madame
Raquin pleura François presque autant qu'elle avait
pleuré Camille; Thérèse eut une atroce crise de nerfs.
Les plaintes du chat étaient sinistres, dans l'ombre,
sous les fenêtres.
Bientôt Laurent eut de nouvelles inquiétudes. Il s'ef-
fraya de certains changements qu'il remarqua dans
l'attitude de sa femme.
Thérèse devint sombre, taciturne. Elle ne prodigua
plus à madame Baquin des effusions de repentir, des
baisers reconnaissants. Elle reprenait devant la pa-
ralytique ses airs de cruauté froide , d'indifférence
égoïste. On eût dit qu'elle avait essayé du remords, et
que, le remords n'ayant pas réussi à la soulager, elle
s'était tournée vers un autre remède. Sa tristesse venait
sans doute de son impuissance à calmer sa vie. Elle
regarda l'impotente avec une sorte de dédain, comme
une chose inutile qui ne pouvait même plus servir à
THÉRÈSE RAQUIN 289
sa consolation. Elle ne lui accorda que les soins néces-
saires pour ne pas la laisser mourir de faim. A partir
de ce moment, muette, accablée, elle se traîna dans la
maison. Elle multiplia ses sorties, s*absenta jusqu'à
quatre et cinq fois par semaine.
Ces changements surprirent et alarmèrent Laurent.
Il crut que le remords, prenant une nouvelle forme
chez Thérèse, se manifestait maintenant par cet ennui
morne qu'il remarquait en elle. Cet ennui lui parut
bien plus inquiétant que le désespoir bavard dont elle
Taccablait auparavant. Elle ne disait plus rien, elle ne
le querellait plus, elle semblait tout garder au fond de
son être. II aurait mieux aimé l'entendre épuiser sa
souffrance que de la voir ainsi repliée sur elle-même.
Il craignit qu'un jour l'angoisse ne l'étouffât et que,
pour se soulager, elle n'allât tout conter à un prêtre
ou à un juge d'instruction.
Les nombreuses sorties de Thérèse prirent alors une
effrayante signification à ses yeux. Il pensa qu'elle
cherchait un confident au dehors, qu'elle préparait sa
trahison. A deux reprises il voulut la suivre et la per-
dit dans les rues. Il se mit à la guetter de nouveau.
Une pensée fixe s'était emparée de lui : Thérèse allait
faire des révélations, poussée h bout par la souffrance,
et il lui fallait la bâillonner, arrêter les aveux dans sa
gorge.
17
XXXI
Un matin, Laurent, au lieu de monter à son atelier,
s'établit chez un marchand de vin qui occupait un des
coins de la rue Guénégaud, en face du passage. De là,
il se mit à examiner les personnes qui débouchaient
sur le trottoir de la rue Mazarine. Il guettait Thérèse.
La veille, la jeune femme avait dit qu'elle sortirait
de bonne heure et qu'elle ne rentrerait sans doute que
le soir.
Laurent attendit une grande démi-beure. Il savait
que sa femme s*en allait toujours par la rue Mazarine;
un moment, pourtant, il craignit qu'elle ne lui eût
échappé en prenant la rue de Seine. Il eut l'idée de
rentrer dans la galerie, de se cacher dans l'allée même
de la maison. Comme il s'impatientait, il vit Thérèse
sortir vivement du passage. Elle était vêtue d'étoffes
claires, et, pour la première fois, il remarqua qu'elle
s'habillait comme une fille, avec une robe à longue
THÉRÈSE RAQUIN 291
traîne ; elle se dandinait sur le trottoir d'une façon
provoquante, regardant les hommes, relevant si haut
le devant de sa jupe, en la prenant à poignée» qu'elle
montrait tout le devant de ses jambes, ses bottines
lacées et ses bas blancs. Elle remonta la rue Mazarine.
Laurent la suivit.
Le temps était doux, la jeune femme marchait len-
tement, la tète un peu renversée, les cheveux dans le
dos. Les hommes qui l'avaient regardée de face se
retournaient pour la voir par derrière. Elle prit la rue
de rÉcole-de-Médecine. Laurent fut terrifié; il savait
qu'il y avait quelque part près de là un commissariat
de police ; il se dit qu*il ne pouvait plus douter, que sa
femme allait sûrement le livrer. Alors il se promit de
s'élancer sur elle, si elle franchissait la porte du com-
missariat, de la supplier, de la battre, de la forcer à se
taire. Au coin d'une rue, elle regarda uil sergent de
ville qui passait, et il trembla de lui voir aborder ce
sergent de ville; il se cacha dans le creux d'une porte,
saisi de la crainte soudaine d'être arrêté sur-le-champ,
s'il se montrait. Cette course fut pour lui uoe véritable
agonie ; tandis que sa femme s'étalait au soleil sur le
trottoir, traînant ses jupes, nonchalante et impudique,
il venait derrière elle, pâle et frémissant, se répétant
que tout était fini, qu'il ne pourrait se sauver et qu'on
le guillotinerait. Chaque pas qu'il lui voyait faire lui
semblait un pas de plus vers le châtiment. La peur lui
donnait une sorte de conviction aveugle, les moindres
mouvements de la jeune femme ajoutaient à sa certi-
292 . THÉRÈSE RAQUIiV
tude. Il la suivait, il allait, où elle allait comme on va
au supplice.
Brusquement, en débouchant sur l'ancienne place
Saint-Michel, Thérèse se dirigea vers un café qui faisait
alors le coin de la rue Monsieur-le-Prince. Elle s'assit
au milieu d'un groupe de femmes et d'étudiants, à une
des tables posées sur le trottoir. Elle donna familière-
ment des poignées de main à tout ce monde. Puis elle
se fît servir une absinthe.
Elle semblait à l'aise, elle causait avec un jeune
homme blond, qui l'attendait sans doute là depuis
quelque temps. Deux filles vinrent se pencher sur la
table qu'elle occupait, et se mirent à la tutoyer de leur
voix enrouée. Autour d'elle, les femmes fumaient des
cigarettes, les hommes embrassaient les femmes en
pleine rue, devant les passants, qui ne tournaient seu-
lement pas la tête. Les gros mots, les rires gras arri-
vaient jusqu'à Laurent, demeuré immobile de l'autre
côté de la place, sous une porte cochère.
Lorsque Thérèse eut achevé son absinthe, elle se
leva, prit le bras du jeune homme blond et descendit
la rue de la Harpe. Laurent les suivit jusqu'à la rue
Saint-André-des-Arcs. Là, il les vit entrer dans une
maison meublée. Il resta au milieu de la chaussée,
les yeux levés, regardant la façade de la maison. Sa
femme se montra un instant à une fenêtre ouverte du .,
second étage. Puis il crut distinguer les mains du jeune f
homme blond qui se glissaient autour de la taille de
Thérèse. La fenêtre se ferma avec un bruit sec.
THÉRÈSE RAQniN 293
ê
Laurent comprit. Sans attendre davantage, il s'en
alla tranquillement, rassuré, heureux.
— Bah ! se disait-il en descendant vers les quais,
cela vaut mieux. Comme ça, elle a une occupation,
elle ne songe pas à mal... Elle est diablement plus fine
que moi.
Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir eu le pre-
mier ridée de se jeter dans le vice. 11 pouvait y trouver
un remède contre la terreur. Il n'y avait pas pensé,
parce que sa chair était morte, et qu'il ne se sentait
plus le moindre appétit de débauche. L'infidélité de sa
femme le laissait parfaitement froid; il n'éprouvait au*
cune révolte de sang et de nerfs à la pensée qu'elle
se trouvait entre les bras d'un autre homme. Au con-
traire, cela lui paraissait plaisant; il lui semblait qu'il
avait suivi la femme d'un camarade, et il riait du bon
tour que cette femme jouait à son mari. Thérèse lui
était devenue étrangère à ce point, qu'il ne l'entendait
plus vivre dans sa poitrine; il l'aurait vendue et livrée
cent fois pour acheter une heure de calme.
Il se mit à flâner, jouissant de la réaction brusque et
heureuse qui venait de le faire passer de l'épouvante, à
la paix. Il remerciait presque sa femme d'être allée chez
un amant lorsqu'il croyait qu'elle se rendait chez un
commissaire de police. Cette aventure avait un dénou-
aient tout imprévu qui le surprenait d'une façon agréa-
ble. Ce qu'il vit de plus clair dans tout cela, c'est qu'il
avait eu tort de trembler, et qu'il devait à son tour
29il THÉRÈSE RAQUIN
goûter du vice pour voir si le vice ne le soulagerait pas
en étourdissant ses pensées.
Le soir, Laurent, en revenant à la boutique, décida
qu^il demanderait quelques milliers de francs à sa
femme et qu'il emploierait les. grands moyens pour les
obtenir. 11 pensait que le vice coûte cher à un homme,
il enviait vaguement le sort des filles qui peuvent se
vendre. Il attendit patiemment Thérèse, qui n'était pas
encore rentrée. Quand elle arriva, il joua la douceur,
il ne lui parla pas de son espionnage du matin. Elle
était un peu grise; il s'échappait de ses vêtements mal
rattachés cette senteur acre de tabac et de liqueur qui
traîne dans les estaminets. Éreintée, la face marbrée
de plaques livides, elle chancelait, tout alourdie par la
fatigue honteuse de la journée.
Le dtner fut silencieux. Thérèse ne mangea pas. Au
dessert, Laurent posa les coudes sur la table et lui de-
manda carrément cinq mille francs.
— Non, répondit-elle avec sécheresse. Si je te lais-
sais libre, tu nous mettrais sur la paille... Ignores-tu
notre position? Nous allons tout droit à la misère.
— C'est possible, reprit-il tranquillement, cela m'est
égal, je veux de l'argent.
— Non, mille fois non!... Tu as quitté ta place, le
commerce de mercerie ne marche plus du tout, et ce
n'est pas avec les rentes de ma dot que nous pouvons
vivre. Chaque jour j'entame le capital pour te nourrir et
te donner les cent francs par mois que tu m'as arrachés •
Tu n'auras pas davantage, entends-tu? C'est inutile.
THÉRÈSE RAQUIN 295
— ' Réfléchis, ne refuse pas coinme ça. Je te dis que
je veux cinq mille francs, et je les aurai, tu me les
donneras quand même .
Cet entêtement tranquille irrita Thérèse et acheva de
la soûler.
— Ah! je sais, cria-t*elle, tu veux finir comme tu
as commencé... Il y a quatre ans que nous t'entrete-
nons. Tu n'es venu chez nous que pour manger et
pour boire, et, depuis ce temps, tu es à notre charge.
Monsieur ne fait rien, monsieur s'est arrangé de façon
à vivre à mes dépens, les bras croisés... Non, tu n'au-
ras rien, pas un sou... Veux-tu que je te le dise, eh
bien! tu es un...
Et elle dit le mot. Laurent se mit à rire en haussant
les épaules. Il se contenta de répondre :
-* Tu apprends de jolis mota dans le monde où tu
vis maintenant.
Ce fut la seule allusion qu'il se permit de faire aux
amours de Thérèse. Celle-ci redressa vivement la tête
et dit d'un ton aigre :
— En tous cas, je ne vis pas avec des assassins.
Laurent devint très-pâle. Il garda un instant le si-
lence, les yeux fixés sur sa femme ; puis, d'upe voix
tremblante :
— Écoute, ma fille, reprit-il, ne nous fâchons pas;
cela ne vaudrait rien, ni pour toi^ ni pour moi* Je suis
à bout de courage. 11 serait prudent de nous entendre,
si nous ne voulons pas qu'il nous arrive malheur...
Je t'ai demandé cinq mille francs, parce que j'en ai be-
296 THÉRÈSE RAQUIN
soin ; je puis même te dire que je compte les employer
à assurer notre tranquillité.
Il eut un étrange sourire et continua :
— Voyons, réfléchis, donne-moi ton dernier mot.
— C'est tout réfléchi, répondit la jeune femme, je te
Tai dit, tu n'auras pas un sou.
Son mari se leva avec violence. Elle eut peur d'être
battue; elle se fit toute petite, décidée à ne pas céder
sous les coups. Mais Laurent ne s^approcha même pas,
il se contenta de lui déclarer froidement qu'il était las
de la vie et qu'il allait conter l'histoire du meurtre au
commissaire de police du quartier.
— Tu me pousses à bout, dit-il^ tu me rends l'exis-
tence insupportable. Je préfère en finir... Nous serons
jugés et condamnés tous deux. Voilà tout.
— Crois-tu me faiae peur? lui cria sa femme. Je suis
tout aussi lasse que toi. C'est moi qui vais aller chez
le commissaire de police, si tu n'y vas pas. Ah ! bien,
je suis prête à. te suivre sur l'échafaud, je n'ai pas
ta lâcheté... Allons, viens avec moi chez le commis-
saire.
Elle s'était levée, elle se dirigeait déjà vers l'es-
calier.
— C'est cela, balbutia Laurent, allons-y ensemble.
Quand ils furent descendus dans la boutique, ils se
regardèrent, inquiets, effrayés. 11 leur sembla qu'on
venait de les clouer au sol. Les quelques secondes
qu'ils avaient mises à franchir l'escalier de bois leur
avaient suffi pour leur montrer, dans un éclair, les
• THÉRÈSE RAQUIN 297
conséquences d'un aveu. Ils virent en même temps les
gendarmes, la prison, la cour d'assises, la guillotine,
tout cela brusquement et nettement. Et, au fond de
leur être ils éprouvaient des défaillances , ils étaient
tentés de se jeter aux genoux l'un de Tautre, pour se
supplier de rester, de ne rien révéler. La peur, l'em-
barras les tinrent immobiles et muets pendant deux ou
trois minutes. Ce fut Thérèse qui se décida la première
à parler et à céder.
— Après tout, dit-elle, je suis bien bête de te dis-
puter cet argent. Tu arriveras toujours à me le man-
ger un jour ou l'autre. Autant vaut-il que je te le donne
tout de suit6.
Elle n'essaya pas de déguiser davantage sa défaite.
Elle s'assit au comptoir et signa un bon de cinq mille
francs que Laurent devait toucher chez un banquier. Il
ne fut plus question du commissaire, ce soir-là.
Dès que Laurent eut de l'or dans ses poches, il se
grisa, fréquenta les filles, se traîna an milieu d'une
vie bruyante et affolée. Il découchait, dormait le jour,
courait la nuit, recherchait les émotions fortes, tâchait
d'échapper au réel. Mais il ne réussit qu'à s'affaisser
davantage. Lorsqu'on criait autour de lui, il entendait
le grand silence terrible qui était en lui ; lorsqu'une
maîtresse l'embrassait^ lorsqu'il vidait son verre, il ne
trouvait au fond de l'assouvissement qu'une tristesse
lourde. Il n'était plus fait pour la luxure et la glouton-
nerie ; son être, refroidi, comme rigide à l'intérieur,
s'énervait sous les baisers et dans les repas. Écœuré à
17.
29S THÉRÈSE mÂQcnv •
l'avaoce, il ne panreoait point à se monter l'imagina*
tion, à exdter ses sens et son estomac. Il souffirait
un peu plus en se forçant à la débanche, et c'était
tout« Puis, quand il rentrait» quand il revoyait madame
Raquin et Thérèse, sa lassitude le livrait à des crises
affreuses de terreur ; il jurait alors de ne plus sortir,
de rester dans sa souffrance pour s'y habituer et la
vaincre.
De son côté Thérèse sortit de moins en moins. Pen-
dant un mois, elle vécut comme Laurent, sur les trot-
toirs, dans les cafés. Elle rentrait un instant, le soir,
faisait manger madame Raquin, la couchait, et s'ab-
sentait de nouveau jusqu'au lendemain. Elle et son
mari restèrent, une fois, quatre jours sans se voir. Puis
elle eut des dégoûts profonds, elle sentit que le vice
ne lui réussissait pas plus que la comédie du remords.
Elle s'était en vain traînée dans tous les hôtels garnis
du quartier latin, elle avait en vain mené une vie sale
et tapageuse. Ses nerfs étaient brisés ; la débauche, les
plaisirs physiques ne lui donnaient plus des secousses
assez violentes pour lui procurer l'oubli. Elle était
comme un de ces ivrognes dont le palais brûlé reste
insensible, sous le feu des liqueurs les plus fortes.
Elle restait inerte dans la luxure , elle n'allait plus
chercher auprès de ses amants qu'ennui et lassitude.
Alors elle les quitta, se disant qu'ils lui étaient inutiles.
Elle fut prise d'une paresse désespérée qui la retint au
logis, en jupon malpropre, dépeignée, la figure et les
mains sales. Elle s'oublia dans la crasse.
THKKÈSE BAQUIN 299
m
Lorsque les deux meurtriers se retrouvèrent ainsi
face k face, lassés» ayant épuisé tous les moyens de se
sauver Tun de l'autre, ils comprirent qu^ils n'auraient
plus la force de lutter, La débauche n'avait pas voulu
d'eux et venait de les rejeter à leurs angoisses, Ils
étaient de nouveau dans le logement sombre et bu«*
mide du passage, ils y étaient comme emprisonnés
désormais, car souvent ils avaient tenté le salut, et
jamais ils n*avaient pu briser le lien sanglant qui les
liait. Ils ne songèrent même plus à essayer une be<-
sogne impossible. Ils se sentirent tellement poussés ,
écrasés, attachés ensemble par les faits, qu'ils eurent
conscience que toute révolte serait ridicule. Ils re-
prirent leur vie commune, mais leur haine devint de
la rage furieuse.
Les querelles du soir recommencèrent. D'ailleurs
les coups , les cris duraient tout le jour. A la haine
vint se joindre la méfiance, et la méfiance acheva de
les rendre fous.
Ils eurent peur l'un de l'autre. La scène qui avait
suivi la demande des cinq mille francs, se reproduisit
bientôt matin et soir. Leur idée fixe était qu'ils vou«
laient se livrer mutuellement. Ils ne sortaient pas de
là. Quand l'un d'eux disait une parole, faisait un geste,
l'autre s'imaginait qu'il avait le projet d'aller chez le
commissaire de police. Alors, ils se battaient ou ils
s'imploraient. Dans leur colère, ils criaient qu'ils cou-
raient tout révéler, ils s'épouvantaient .à en mourir;
puis ils frissonnaient, ils s'humiliaient, ils se promet-
300 THBBÈSB RAQUIN
talent avec des larmes amères de garder le silence. Ils
souffraient horriblement, mais ils ne se sentaient pas
le courage de se guérir en posant un fer rouge sur la
plaie. S'ils se menaçaient de confesser le crime, c'était
uniquement pour se terrifier et s*en ôter la pensée, car
jamais ils n'auraient eu la force de parler et de cher-
cher la paix dans le châtiment.
A plus de vingt reprises, ils allèrent jusqu'à la porte
du commissariat de police, l'un suivant l'autre. Tantôt
c'était Laurent qui voulait avouer le meurtre, tantôt
c'était Thérèse qui courait se livrer. Et ils se rejoi-
gnaient toujours dans la rue, et ils se décidaient tou-
jours à attendre encore, après avoir échangé des in-
sultes et des prières ardentes.
Chaque nouvelle crise les laissait plus soupçonneux
et plus farouches.
Du matin au soir, ils s'espionnaient. Laurent ne
quittait plus le logement du passage, et Thérèse ne le
laissait plus sortir seul. Leurs soupçons, leur épou-
vante des aveux les rapprochèrent, les unirent dans
une intimité atroce. Jamais, depuis leur mariage, ils
n'avaient vécu si étroitement liés Tun à l'autre, et
jamais ils n'avaient tant souffert. Mais, malgré les
angoisses qu'ils s'imposaient, ils ne se quittaient pas
des yeux, ils aimaient mieux endurer les douleurs les
plus cuisante, que de se séparer pendant une heure.
Si Thérèse descendait à la boutique, Laurent la sui-
vait, par crainte qu'elle ne causât avec une cliente; si
Laurent se tenait sur la porte, regardant les gens qui
THÉRÈSE RAQUIN 301
traversaient le passage, Thérèse se plaçait à côté de
lui, pour voir s*il ne parlait à personne. Le jeudi soir,
quand les invités étaient là , les meurtriers s'adres-
saient des regards suppliants, ils s'écoutaient avec
terreur, s'attendant chacun à quelque aveu de son
complice, donnant aux phrases commencées des sens
compromettants.
Un tel état de guerre ne pouvait durer davantage.
Thérèse et Laurent en arrivèrent, chacun de son
côté, à rêver d'échapper par un nouveau crime aux
conséquences de leur premier crime. Il fallait absolu-
ment que Tun d'eux disparût pour que l'autre goûtât
quelque repos. Cette réflexion leur vint en même
temps; tous deux sentirent la nécessité pressante d'une
séparation, tous deux voulurent une séparation éter-
nelle. Le meurtre, qui se présenta à leur pensée, leur
sembla naturel, fatal, forcément amené par le meurtre
de Camille. Ils ne le discutèrent même pas, ils en
acceptèrent le projet comme le seul moyen de salut.
Laurent décida qu'il tuerait Thérèse , parce que Thé-
rèse le gênait, qu'elle pouvait le perdre d'un mot et
qu'elle lui causait des souffrances insupportables; Thé-
rèse décida qu'elle tuerait Laurent, pour les mêmes
raisons.
La résolution bien arrêtée d'un assassinat les calma
un peu. Ils firent leurs dispositions. D'ailleurs , ils
agissaient dans la fièvre, sans trop de prudence ; ils
ne pensaient que vaguement aux conséquences pro-
bables d'un meurtre commis, sans que la fuite etl'im-*
302 TBKIIÈSB RAQOIN
punité fussent assurées. Ils sentaient invinciblement te
besoin de se tuer, ils obéissaient à ce besoin en brutes
furieuses. Ils ne se seraient pas livrés pour leur pre»
mier crime, qulls avaient dissimulé avec tant d*babi«
leté, et ils risquaient la guillotine, en en commettant un
second, qu'ils ne songeaient seulement pas à cacher.
Il y avait là une contradiction de conduite qu'ils ne
voyaient même point. Ils se disaient simplement que
s'ils parvenaient à fuir, ils iraient vivre à l'étranger,
après avoir pris tout l'argent, Thérèse, depuis quinze
à vingt jours, avait retiré les quelques milliers de
francs qui restaient de sa dot, et les tenait enfermée
dans un tiroir que Laurent connaissait. Ils ne se de-
mandèrent pas un instant ce que deviendrait madame
Raquin.
Laurent avait rencontré, quelques semaines aupa-
ravant, un de ses anciens camarades de collège, alors
préparateur chez un chimiste célèbre qui s'occupait
beaucoup de toxicologie. Ce camarade lui avait fait
visiter le laboratoire où il travaillait, lui montrant les
appareils, lui nommant les drogues. Un soir, lorsqu'il
se fut décidé au meurtre, Laurent, comme Thérèse
buvait devant lui un verre d'eau sucrée , se souvint
d'avoir vu dans ce laboratoire un petit flacon de grès,
contenant de l'acide prussique. En se rappelant ce que
lui avait dit le jeune préparateur sur les effets terri-
bles de ce poison qui foudroie et laisse peu de traces, il
songea que c'était là le poison qu'il lui fallait. Le len-<
demain, il réussit à s'échapper, il rendit visite à son
"^
THÉRÈSE RAQUIN 303
ami, et, pendant que celui-ci avait le dos tourné, il vola
le petit flacon de grès.
Le même jour, Thérèse profita de l'absence de Lau-
rent pour faire repasser un grand couteau de cuisine,
avec lequel on cassait le sucre, et qui était tout ébré-
ché. Elle cacha le couteau dans un coin du buffet.
J
XXXII
Le jeudi qui suivit, la soirée chez les Raquin, comme
les invités continuaient à appeler le ménage de leurs
hôtes, fut d'une gaieté toute particulière. Elle se pro-
longea jusqu'à onze heures et demie. Grivet, en se
retirant, déclara ne jamais avoir passé des heures plus
agréables.
Suzanne, qui était enceinte, parla tout le temps a
Thérèse de ses douleurs et de ses joies. Thérèse sem-
blait l'écouter avec un grand intérêt; les yeux fixes,
les lèvres serrées, elle penchait la tète par moments ;
ses paupières, qui se baissaient, couvraient d'ombre
tout son visage. Laurent, de son côté, prêtait une
attention soutenue aux récits du vieux Michaud et
d'Olivier. Ces messieurs ne tarissaient pas, et Grivet
ne parvenait qu'avec peine à placer un mot entre
deux phrases du père et du fils. D'ailleurs, il avait
pour eux un certain respect ; il trouvait qu'ils par-
laient bien. Ce soir-là, la causerie ayant remplacé le
THÂRÈSE RAQUIN 305
jeu, il s'écria naïvement que la conversation de l'an-
cien commissaire de police l'amusait presque autant
qu'une partie de dominos.
Depuis près de quatre ans que les Michaud et Grivet
passaient les jeudis soir chez les Raquin, ils ne s'é-
taient pas fatigués une seule fois de ces soirées mono-
tones qui revenaient avec une régularité énervante.
Jamais ils n'avaient soupçonné un instant le drame qui
se jouait dans cette maison, si paisible et si douce,
lorsquMl y entraient. Olivier prétendait d'ordinaire,
par une plaisanterie d'homme de police, que la salle à
manger sentait l'honnête homme. Grivet, pour ne pas
rester en arrière, l'avait appelé le Temple de la Paix.
A deux ou trois reprises, dans les derniers temps,
Thérèse expliqua les meurtrissures qui lui marbraient
le visage, en disant aux invités qu'elle était tombée.
Aucun d'eux, d'ailleurs, n'aurait reconnu les marques
du poing de Laurent; ils étaient convaincus que le
ménage de leurs hôtes était un ménage modèle, tout
de douceur et d'amour.
La paralytique n'avait plus essayé de leur révéler
les infamies qui se cachaient derrière la morne tran-
quillité des soirées du jeudi. En face des déchire-
ments des meurtriers, devinant la crise qui devait
éclater un jour ou l'autre, amenée par la succession
fatale des événements, elle finit par comprendre
que les faits n'avaient pas besoin d'elle. Dès lors,
elle s'effaça, elle laissa agir les conséquences de l'as-
sassinat de Camille qui devaient tuer les assassins à leur
306 THÉRèSE RAQQIN
tour. Elle pria seulement le ciel de lui donner assez
de vie pour assister au dénoûment violent qu'elle pré-
voyait ; son dernier désir était de repattre ses regards
du spectacle des souffrances suprêmes qui briseraient
Thérèse et Laurent.
Ce soir-*Ià Grivet vint se placer à côté d'elle et causa
longtemps, faisant comme d'habitude les demandes et
les réponses. Mais il ne put en tirer même un regard.
Lorsque onze heures et demie sonnèrent, les invités
se levèrent vivement.
— On est si bien chez vous, déclara Grivet, qu'on
ne songe jamais à s'en aller.
^- Le fait est, appuya Michaud, que je n'ai jamais
sommeil ici, moi qui me couche à neuf heures d'ha^
bitude.
Olivier crut devoir placer sa plaisanterie.
— Voyez-vous, dit-il, en montrant ses dents jaunes,
ça sent les honnêtes gens dans cette pièce : c'est
pourquoi l'on y est si bien.
Grivet, fâché d'avoir été devancé, se mit à déclamer,
en faisant un geste emphatique :
— Cette pièce est le Temple de la Paix.
Pendant ce temps, Suzanne nouait les brides de son
chapeau et disait h Thérèse :
— Je viendrai demain matin à neuf heures,
— Non, se hâta de réj)ondre la jeune femme, ne
venez que l'après-midi ... Je sortirai sans doute pen*
dant la matinée.
Elle parlait d'une voix étrange, troublée. Elle ac-
THÉRÈSE RAQUIN 307
compagna les invités jusque dans le passage. Laurent
descendit aussi une lampe à la main. Quand ils ftirent
seuls, les époux poussèrent chacun un soupir de sou-
lagement ; une impatience sourde avait dû les dévorer
pendant toute la soirée. Depuis la veiUei Us étaient
plus sombres, plus inquiets en face l'un de Tautre. Ils
évitèrent de se regarder, ils remontèrent silencieuse*
ment. Leurs mains avaient de légers tremblements
convulsifs, et Laurent fut obligé de poser la lampe sur
la table, pour ne pas la laisser tomber.
Avant de coucher madame Raquin, ils avaient l'ba-
bitade de mettre en ordre la salle à manger, de prépa*
rer un verre d'eau sucrée pour la nuit, d'aller et de
venir ainsi autour de la paralytique, jusqu'à ce que
tout fût prêt.
Lorsqu'ils furent remontés, ce soir-là, ils s'assirent
un instant, les yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout
d'un silence :
— Eh bien! nous ne nous couchons pas? demanda
Laurent qui semblait sortir eq sursaut d'un rêve*
— Si, si^ nous nous couchons, répondit Thérèse en
frissonnant, comme si elle avait eu grand froid.
Elle se leva et prit la carafe.
— Laisse, s'écria son mari d'une voix qu'il s'effor-
çait de rendre naturelle, je préparerai le verre d'eau
sucrée... Occupe toi de ta tante.
Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit
un verre d'eau. Puis, se tournant à demi, il y vida le
petit flacon de grès, en y mettant un morceau de su»
308 THÉRÈSE RAQUIN
cre. Pendant ce tenrips, Thérèse s'était accroupie de-
vant le buffet; elle avait pris le couteau de cuisine et
cherchait à le glisser dans une des grandes poches
qui pendaient h sa ceinture.
A ce moment, cette sensation étrange qui prévient
de l'approche d'un danger, fît tourner la tête aux
époux, d'un mouvement instinctif. Ils se regardèrent.
Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et
Laurent aperçut l'éclair blanc du couteau qui luisait
entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s'examinèrent
ainsi pendant quelques secondes^ muets et froids , le
mari près de la table, la femme pliée devant le buffet.
Ils comprenaient. Chacun d'eux resta glacé en retrou-
vant sa propre pensée chez son complice. En lisant
mutuellement leur secret dessein sur leur visage bou-
leversé, ils se firent pitié et horreur.
Madame Raquin , sentant que le dénouement était
proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus.
Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en
sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les
bras Tun de l'autre, faibles comme des enfants. Il leur
sembla que quelque chose de doux et d'attendri s'é-
veillait dans leur poitrine. Us pleurèrent^ sans parler,
songeant à la vie de boue qu'ils avaient menée et
qu'ils mèneraient encore , s'ils étaient assez lâches
pour vivre. Alors, au souvenir du passé, ils se sen-
tirent tellement las et écœurés d'eux-mêmes , qu'ils
éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant.
Ils échangèrent un dernier regard, un regard de re-
/
THÉRÈSE RAQUIN 309
merciement, en face du couteau et du verre de poison.
Thérèse prit le verre, le vida à moitié et le tendit à
Laurent qui Tacheva d'un trait. Ce fut un éclair. Us
tombèrent Tun sur Tautre, foudroyés, trouvant enfin
une consolation dans la mort. La bouche de la jeunQ
femme alla heurter, sur le cou de son mari, la cica-
trice qu'avaient laissée les dents de Camille.
Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau
de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs
jaunâtres par les clartés de la lampe que Tabat-jour
jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jus-
qu'au lendemain vers midi, madame Raquin, roide et
muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se ras-
sasier les yeux, les écrasant de regards lourds.
FIN
2303. — PARIS. — IMPUIMKHIK L. POUPART-'ÙAVYL, RUE DU BAC. 30,
_ J
1
circumstao
te Buildir^